À bout de forces
« Au petit matin, après une nuit pénible dans l’arrière-salle enfumée du café, je trouve toutes les portes closes. Impossible de m’attarder jusqu’au réveil de mes hôtes car une dure et longue étape m’attend. Après avoir déposé un mot de remerciement sur le comptoir pour Quasimodo, j’ouvre la fenêtre, l’enjambe et m’éloigne rapidement, comme un voleur.
Cette journée restera l’une des plus éprouvantes de mon périple. Je suis malade depuis trois jours et l’âcreté de l’atmosphère enfumée du café a achevé de me prendre à la gorge. Chaque goulée d’eau pourtant tellement indispensable devient si douloureuse que je préfère souffrir de la soif. En trois jours, j’ai parcouru 140 km et j’en ai prévu 45 de plus pour aujourd’hui, y compris le passage du col de Gezbeli à près de 2 000 mètres. La raison aurait dû m’arrêter, mais où ? À Develi, j’aurais pu coucher une nuit supplémentaire à l’hôtel, mais j’ai voulu profiter de la fenêtre météo favorable. À Bakirdagi, je n’aurais pas pu abuser plus longtemps de l’hospitalité de Quasimodo. Si l’on m’accueille parfois à bras ouverts, mon passage doit rester bref. La meilleure volonté s’épuise rapidement devant un étranger qui s’incruste.
Avancer. Avancer toujours. Je n’ai pas d’autre choix.
La route déserte s’élève en lacets sur les flancs arides de la montagne. Elle monte. Monte sans fin. Pendant plus de 25 km. Sous une alternance de soleil brûlant et de vent glacé. Les tempêtes ont si souvent balayé ces parages inhabités, la neige a tellement raviné les pentes au printemps que les bourrasques ne soulèvent même plus de poussière. Remontant les versants, s’engouffrant dans les vallées, rabotant les sommets, elles tournoient, sèches, invisibles et mordantes sur la terre pierreuse.
Courbé sur la pente et luttant contre les rafales, je m’obstine à avancer. Je me contrains à ne pas espérer le col à chaque tournant. Mes jambes se meuvent comme des automates : elles savent mieux que moi où est leur devoir. Le rythme mécanique de l’ascension me saoule. L’esprit se détachant peu à peu de mon corps malade, mes pensées flottent ailleurs, hallucinées de fatigue. Je ne sais même pas si j’arriverai au bout de l’étape prévue. J’ignore où j’abriterai ce soir mon épuisement. Tout cela se terminera peut-être par une nuit dehors. Autour de moi, rien que des montagnes âpres, hostiles et râpeuses comme l’irritation qui m’enflamme la gorge.
Au loin apparaît enfin une étroite encoche dans le relief. Le col de Gezbeli : 1 960 mètres. Au-delà de cette ultime bosse, je commencerai ma descente vers la Méditerranée.
La route monte toujours.
Encore plusieurs kilomètres de progression machinale sur le ruban qui contourne capricieusement les sommets.
Le ciel enfin s’abaisse à hauteur d’homme. […]
La route de terre battue zigzague en pente douce au-delà du col, épousant le flanc des montagnes qui, après la nudité absolue des versants anatoliens, commencent à se piqueter de pins noirâtres. Ce devrait être du gâteau, la cerise sur le gâteau d’un franchissement réussi, mais, en ce jour éreintant, même la descente est éprouvante.
Je suis exténué.
Je m’arrête de plus en plus souvent, doublé par quelques véhicules traînant derrière eux un nuage de poussière. Malgré mon accablement, je n’ai aucune envie de monter à bord, mais comme la route est dure ! À l’épuisement des derniers jours s’ajoute le contrecoup d’avoir mis derrière moi ce fichu Taurus qui m’effrayait tant. Ce passage ouvre béantes les vannes de la fatigue indéniablement accumulée depuis Istanbul. Je craignais tellement ce col que j’en ai rêvé toute la nuit : comme si ce n’était pas suffisant de le passer une fois ! »
cf le livre Pèlerin d’Orient p. 176 - 177
Lors de la première croisade, la traversée de ces montagnes se révéla une épreuve terrible. Voilà ce qu’en rapporte un chroniqueur anonyme de l’expédition :
Traversée de l’Antitaurus
Nous qui restâmes à Coxon, nous en sortîmes et pénétrâmes dans la montagne diabolique, si élevée et si étroite que, dans le sentier situé sur le flanc, nul n’osait précéder les autres ; les chevaux se précipitaient dans les ravins et chaque sommier (1) en entraînait un autre. De tous côtés les chevaliers montraient leur désolation et se frappaient de leurs propres mains, de douleur et de tristesse, se demandant que faire d’eux-mêmes et de leurs armes. Ils vendaient leurs boucliers et leurs bons hauberts avec les heaumes pour une somme de trois à cinq deniers ou pour n’importe quoi. Ceux qui n’avaient pu les vendre les jetaient pour rien loin d’eux et continuaient leur route.
(1) Cheval chargé de paquets.
Traduction prise dans Anonyme édité et traduit par Louis Bréhier, Histoire anonyme de la première croisade, Paris, Éditions "Les Belles Lettres", 1964 (1924), pp. 65.
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