Alexandre le Grand : un nouvel Achille
L’Iliade était pour Alexandre le maître-livre. Sous la direction d’Aristote, on en avait fait pour lui une édition revue qui ne le quittait pas — et ce fut ce seul livre qu’il jugea digne d’être gardé dans la cassette précieuse trouvée dans les trésors de Darius. Il est probable que les philosophes et poètes de son entourage faisaient grand usage de la citation homérique. Dès lors ont dû jouer entre eux des influences directes, par l’effet desquelles leur intérêt s’éveillait pour tel ou tel passage. (1)
Alexandre le Grand se compare volontiers à Achille :
Achille : un surhomme qui vit dans l’instant
Achille, incarné par Brad Pitt |
Achille est un surhomme, alors qu’Hector n’est qu’un héros tel que chacun d’entre nous, à ses heures les plus hautes, peut rêver d’être. Ainsi Achille ne trouve-t-il sa place dans le monde humain que par rapport à Hector. Il nous apparaît comme l’emblème de ces événements terribles que des êtres semblables à nous peuvent rencontrer dans la réalité.
L’histoire d’Hector nous prouve qu’à l’heure d’une telle rencontre ni sagesse ni courage ne suffisent, que la puissance et la vertu humaine ont de fort strictes limites.(…)
Achille ne regarde pas en arrière. Il ne fait allusion à son expérience passée qu’incidemment, pour constater, sans commentaires, que ses sentiments ont varié. Il ne revendique jamais la responsabilité de ses actes. Quand Patrocle meurt, son chagrin est immense ; il souhaiterait n’être jamais né et accepte l’idée de sa propre mort. Mais il ne manifeste pas le moindre regret d’avoir envoyé Patrocle au combat. (…)
Achille est un personnage qui ne médite ni sur l’avenir ni sur le passé. Les jugements qu’il porte sur les autres sont aussi provisoires qu’absolus. (2)
Des hommes, des héros et des dieux
Dans une civilisation dominée par la compétition (agôn), l’accomplissement d’exploits guerriers et sportifs exceptionnels est une manifestation de l’excellence (aristéia). Homère met en scène hommes, héros et dieux au moment de la Guerre de Troie alors que le poète Hésiode place dans sa Théogonie les héros (Héraclès ou Thésée) dans un mythe des origines de l’humanité. Souvent demi-dieux nés de l’union d’une divinité et d’un être humain, les héros agissent entre terre et ciel.
Héraclès est dans la mythologie grecque le héros civilisateur le plus célèbre. Sa force lui permet d’accomplir de nombreux exploits. Les douze travaux le mènent à l’apothéose, une divinisation exceptionnelle pour un héros. Thésée est un demi-dieu, héros civilisateur et politique. Rusé, courageux, séducteur, son histoire est celle de la conquête du pouvoir. Son combat le plus célèbre l’oppose au Minotaure en Crète. Tous fondent la civilisation en luttant contre la barbarie et la sauvagerie. La plupart des héros, mythiques ou réels, sont cependant des ancêtres prestigieux locaux, honorés par la cité comme protecteurs dans le cadre d’un culte religieux et politique.
L’individu homérique : un être sans intériorité
Dans L’Iliade, du moins telle que je la comprends, les individus ne sont pas des êtres indépendants qui forgent eux-mêmes leur destin, affrontant une société dont ils seraient libres d’accepter ou de rejeter la structure et les valeurs. Les personnages d’Homère sont insérés dans un édifice social : leurs actes et leur conscience sont l’incarnation de pressions qui s’exercent sur eux. (…)
Dévoré par la colère, frappé par le malheur, jusque dans les pires calamités, [l’individu homérique] conserve la faculté de s’exprimer par des mots. Éminemment objectif, l’homme homérique n’a pas d’« d’intériorité ». Il s’exprime totalement par des paroles et des actes et est ainsi parfaitement transparent à ses semblables. On ne trouvera chez lui ni profondeurs dérobées ni mobiles secrets. Il dit et fait ce qu’il est. Ce n’est pas une identité refermée sur elle-même mais un champ de forces ouvert à toutes les impressions. Ouvert aux autres – aux mots, aux hommes et aux interventions des dieux –, il n’existe pas en lui de frontière bien délimitée entre l’ego et l’alter ; il peut reconnaître ses propres pensées et souhaiter qu’elles lui aient été insufflées par un autre. De même, lorsqu’il est en proie à l’indécision, à la perplexité, une fraction de sa personne lui apparaît comme étrangère ; il dialogue avec lui-même jusqu’à ce qu’il ait réussi à se prendre en charge et à décider de la voie à suivre.
L’homme homérique est « incapable d’évoluer ». Cette incapacité est la conséquence de sa réceptivité aux expériences nouvelles. Il réagit avec vivacité et sans réserves mentales devant l’événement imprévu, et « l’état d’âme induit par chaque situation disparaît avec elle sans laisser de trace ». L’individu est une succession d’états ; son caractère n’a d’unité que dans la mesure où toutes ses réactions sont marquées du même sceau. Ainsi, pour Fränkel, l’homme n’est pas une synthèse de son histoire, il se confond avec elle. (2)
Aucune introspection chez les Grecs archaïques et classiques
Bien entendu, les Grecs archaïques et classiques ont une expérience de leur moi, de leur personne comme de leur corps, mais cette expérience est autrement organisée que la nôtre. Le moi n’est ni délimité ni unifié : c’est un champ ouvert de forces multiples, dit H. Fränkel. Surtout, cette expérience est orientée vers le dehors, non vers le dedans. L’individu se cherche et se trouve dans autrui, dans ces miroirs reflétant son image que sont pour lui chaque alter ego, parents, enfants, amis. Comme l’écrit James Redfield, à propos du héros de l’épopée : « il n’est à ses propres yeux que le miroir que les autres lui présentent. » L’individu se projette aussi et s’objective dans ce qu’il accomplit effectivement, dans ce qu’il réalise : activités ou œuvres qui lui permettent de se saisir, non en puissance, mais en acte, enērgeia, et qui ne sont jamais dans sa conscience.
Il n’y a pas d’introspection. Le sujet ne constitue pas un monde intérieur clos, dans lequel il doit pénétrer pour se retrouver ou plutôt se découvrir. Le sujet est extraverti. De même que l’œil ne se voit pas lui-même, l’individu pour s’appréhender regarde vers l’ailleurs, au-dehors. Sa conscience de soi n’est pas réflexive, repli sur soi, enfermement intérieur, face à face avec sa propre personne : elle est existentielle. L’existence est première par rapport à la conscience d’exister. Comme on l’a souvent noté, le cogito ergo sum, « je pense donc je suis », n’a aucun sens pour un Grec. (3)
(1) Marcel Conche - Pyrrhon ou l’apparence
(2) James Redfield - La tragédie d’Hector
(3) Jean-Pierre Venant - L’individu, la mort, l’amour
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