Abus et exigences
Le développement du pèlerinage vers Rome est une histoire où se mêlent l’élan populaire, la discipline ecclésiastique, la ferveur et aussi l’impact économique. Sur les routes vers la Ville éternelle se côtoient des saints et des brigands, des archevêques et des rois accompagnés de leur cour, des marchands, des gueux, des hommes et des femmes comme les autres, qui cherchent assurer le salut de leur âme, qui accomplissent un vœu, purgent une peine ou vont présenter une requête au chef de la chrétienté.
L’Église a tout à la fois encouragé les pèlerinages et constamment insisté sur la nécessité de la conversion intérieure alors que la vogue des pèlerinages a conduit de tout temps à des excès. Dès le IVe siècle, Grégoire de Nysse, évêque de Cappadoce qui s’était rendu à Jérusalem, mettait en garde contre un certain fétichisme des lieux saints de Palestine. Vers 800, Théodulphe d’Orléans reprend en substance le même discours : « Il vaut mieux vivre honnêtement chez soi que d’aller à Rome. On ne gagne pas le Ciel par les pieds mais par les bonnes mœurs ! » Quelques années plus tard, le concile de Châlons–sur–Saône réitère ces mises en garde.
En 813, le concile de Châlons–sur–Saône dénonce des abus
« Ils se trompent grandement les hommes qui, sans réflexion et alléguant des raisons de piété, se rendent à Rome, à Tours ou ailleurs. Il est des prêtres, des diacres et d’autres membres du clergé qui vivent dans le désordre et croient se purifier de leurs fautes et s’acquitter de leurs devoirs s’ils visitent les lieux de sainteté ; il est encore des laïcs qui, en allant y prier, espèrent trouver l’impunité de leurs péchés. Il est des hommes puissants qui, prétextant un voyage à Rome ou à Tours, lèvent des tributs, amassent des richesses, oppriment les pauvres, et ce qu’ils font dans un but unique de cupidité, ils le colorent d’un motif pieux. Il est jusqu’à des pauvres qui donnent les mêmes raisons, afin de trouver plus de facilité à mendier… Il faut demander au Seigneur Empereur le moyen de remédier à ces abus. »
Grégoire VII exige des évêques le pèlerinage
Pape de 1073 à 1085, Grégoire VII engagea une réforme profonde de l’Église (la réforme dite grégorienne) qui avait pour but de purifier les mœurs du clergé et de lutter contre le trafic des bénéfices et notamment des évêchés. Il s’efforça, non sans peine, d’obliger les évêques du monde au pèlerinage de Rome. Dans une lettre à Lanfranc, évêque de Cantorbéry, il rappelle à l’ordre le prélat qui n’est pas encore venu lui rendre visite :
Souvent nous avons invité Votre Fraternité de venir à Rome, même pour les intérêts de la foi et de la religion chrétienne. Abusant de notre patience, vous avez différé jusqu’à présent, à ce qui paraît, par orgueil ou par négligence, puisque vous n’avez pas même prétexté aucune excuse canonique. La longueur du voyage et la fatigue du chemin ne peuvent point vous servir d’excuse. Un grand nombre de pèlerins âgés, malades, pouvant à peine sortir de leurs lits, et obligés de se faire porter, viennent de pays plus éloignés que l’Angleterre, pour visiter les trophées du Vatican et de la voie d’Ostie [les tombeaux de saint Pierre et saint Paul]. L’amour et la dévotion leur donnent les forces nécessaires pour accomplir leurs pieux desseins.
(Lanfranc, Epist. 20, cit. par R. F. Rohrbacher, Histoire universelle de l’Église catholique, Gaume Frères, 1858)
En conséquence, par l’autorité apostolique, le pape lui ordonne, sous peine de suspense, de venir à Rome sous quatre mois, pour la fête de la Toussaint. Lanfranc avait répondu ainsi à la première lettre du pape :
La lettre de Votre Excellence, que m’a remise Hubert, sous–diacre de votre sacré palais, je l’ai reçue avec l’humilité qui convient. Dans presque tout son contexte, vous avez soin de me réprimander avec une douceur paternelle, de ce que, élevé à l’honneur épiscopal, j’aime moins la Sainte Église romaine et vous pour elle, que je n’avais coutume de faire avant d’être parvenu à cet honneur, d’autant plus que je ne doute pas et que personne ne doute, je pense, que c’est l’autorité du Siège apostolique qui m’y a fait parvenir.
Je ne veux ni ne dois, Vénérable Père, calomnier vos paroles. Toutefois, ma conscience m’en est témoin, je ne puis comprendre que l’absence corporelle, la distance de lieux ou une dignité quelconque puisse faire en ceci quelque chose et m’empêcher d’être soumis et tout et partout à vos ordres, suivant les canons. Et si, Dieu aidant, je pouvais un jour vous parler en personne, je vous prouverais, non par des paroles, mais par des choses, que j’ai augmenté en amour, et que c’est vous, permettez–moi de le dire, qui avez diminué de votre ancienne affection. Les paroles de votre légation, je les ai, de concert avec votre légat, suggérées au roi, et tâché de les lui persuader, mais je n’en suis point venu à bout. Pourquoi il n’a point acquiescé complètement à votre volonté, lui–même vous le fait connaître, tant de vive voix que par ses lettres.
(Lanfranc, Epist. 8, op. cit.)
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