Michel de Montaigne
En juin 1580, Montaigne, qui affirme « J’ai eu connaissance des affaires de Rome longtemps avant que je l’ai eue de celles de ma maison… J’ai su le Capitole avant le Louvre et le Tibre avant la Seine », entreprit un voyage jusqu’à Rome, en passant par l’est de la France, la Suisse, la Bavière et le nord de l’Italie. Il dut interrompre son voyage en novembre 1581 après que les jurats de Bordeaux l’eurent élu maire de la ville, charge dont il s’acquitta durant deux mandats, entre 1581 et 1585. Montaigne est le premier voyageur qui ait écrit sur Rome. Son Journal de voyage, rédigé en partie par son secrétaire, est, comme ses Essais, « un livre de bonne foi », ainsi que le qualifie Jean–Jacques Ampère, un voyageur et écrivain de la première moitié du XIXe siècle.
Curiosité et justesse de la relation de Montaigne
Montaigne n’embouche point sans cesse la trompette de l’admiration, comme se sont cru obligés de le faire tant d’autres voyageurs ; il parle froidement des choses qui ne l’émeuvent point. Ainsi il ne dit pas un mot de Raphaël, ni de Michel–Ange ; il ne sent point la campagne de Rome avec son grand caractère de sublime solitude, avec la splendeur de ses teintes, la tristesse de ses ruines, la beauté de ses horizons, telle qu’elle s’est révélée au pinceau du Poussin, et mieux encore au pinceau de Chateaubriand. La campagne romaine n’a inspiré à Montaigne que cette description plus exacte que poétique : “Nous avions, loin sur notre main gauche, l’Apennin, le prospect du pays, mal plaisant, bossé, plein de profondes fandasses, incapable d’y recevoir nuls gens de guerre en ordonnance ; le terroir nu, sans arbre, une bonne partie stérile ; le pays fort ouvert tout autour, plus de 10 milles à la ronde, et quasi tout de cette sorte, fort peu peuplé de maisons.”
Dans tout ce qu’il dit de Rome, il conserve en général ce ton tranquille ; il paraît plus curieux que transporté ; mais ses impressions sont justes, et l’expression, pour être simple, ne manque pas d’énergie, quand il dit, par exemple, du quartier montueux qui était le siège de la vieille ville, et où il faisait tous les jours mille promenades et visites, qu’il est “coupé de quelques églises et anciennes maisons rares, et jardins des cardinaux”, quand il dit “qu’on marche sur la tête des vieux murs que la pluie découvre, etc.”
( Jean–Jacques Ampère, « Portraits de Rome à différents âges », Revue des Deux Mondes, tome II, 1835)
Arrivée à la porte del Popolo et choix d’un logement
Par là nous arrivâmes sur les 20 heures, le dernier jour de novembre, fête de saint André, à la porte del Popolo, à Rome, [après une étape de] 30 milles. On nous y fit des difficultés, comme ailleurs, pour la peste de Gênes. Nous vînmes loger à l’Ours, où nous nous arrêtâmes encore le lendemain ; et le deuxième jour de décembre, prîmes des chambres de louage chez un Espagnol, vis–à–vis de Santa Lucia della Tinta. Nous y étions bien accommodés de trois belles chambres, salle, garde–manger, écurie, cuisine, à 20 écus par mois : sur quoi l’hôte fournit le cuisinier et le feu à la cuisine. Les logis y sont communément meublés, un peu mieux qu’à Paris, d’autant qu’ils ont grand–foison de cuir doré, de quoi les logis qui sont de quelque prix sont tapissés. Nous en pûmes avoir un à même prix que du nôtre, au Vase d’Or, assez près de là, meublé de drap d’or et de soie, comme celui des rois ; mais outre ce que les chambres y étaient sujettes, M. de Montaigne estima que cette magnificence était non seulement inutile, mais encore pénible pour la conservation de ces meubles, chaque lit étant du prix de 400 ou 500 écus. Au nôtre, nous avions fait marché d’être servis de linge, à peu près comme en France ; de quoi, selon la coutume du pays, ils sont un peu plus épargneux.
(Michel de Montaigne, Journal de voyage, Gallimard, 1983)
Le voile de Véronique
À la basilique Saint–Jean–de–Latran, Montaigne assiste à la présentation du voile de Véronique, linge tendu par une femme de Jérusalem pour essuyer le visage de Christ lors de sa montée au Golgotha et sur lequel se serait imprimée la sainte Face.
Ces jours–ci, on montre la Véronique qui est un visage ouvragé et de couleur sombre et obscure, dans un carré comme un grand miroir. Il se montre avec cérémonie du haut d’un pupitre qui a cinq ou six pas de large. Le prêtre qui le tient a les mains revêtues de gants rouges, et il y a deux ou trois prêtres qui le soutiennent. Il ne se voit rien avec si grande révérence, le peuple prosterné à terre, la plupart les larmes aux yeux, avec de ces cris de commisération. Une femme qu’on disait être spiritata, se tempêtait, voyant cette figure, criait, tendait et tordait ses bras. Ces prêtres se promenant autour de ce pupitre, la présentent au peuple, tantôt ici, tantôt là ; et à chaque mouvement ceux à qui on la présent s’écrient.
On y montre aussi en même temps et même cérémonie le fer de lance dans une bouteille de cristal. Plusieurs fois ce jour se fait cette montre, avec une assemblée de peuple si infini que jusque bien loin au–dehors de l’église, autant que la vue peut arriver à ce pupitre, c’est une extrême presse d’hommes et de femmes. C’est une vraie cour papale : la pompe de Rome et sa principale grandeur est en apparence de dévotion. Il fait beau voir l’ardeur d’un peuple si infini à la religion ces jours–là. Ils ont cent confréries et plus, et il n’est guère d’homme de qualité qui ne soit rattaché à quelqu’une.
(Michel de Montaigne, Journal de voyage)
Texte complet disponible sur le site de la BNF :
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