Un Flamand au Levant
Cornelius de Bruyn quitta La Haye le 1er octobre 1674 pour un Voyage au Levant, c’est-à-dire dans les principaux endroits de l’Asie Mineure, dans les îles de l’Archipel, en Égypte, Syrie, Palestine, etc. dont il revint en mars 1693 après un voyage de près de dix-neuf ans, que j’ai fait avec tant de bonheur que j’ai grand sujet d’en louer Dieu et de lui en témoigner ma très humble reconnaissance.
Dans ce périple, la Terre sainte ne représente qu’une contrée parmi d’autres. Avide de découvertes et curieux de tout, il s’attache à restituer une image fidèle des pays qu’il a visités, notamment par le dessin ? s’il reprend sans vergogne certaines descriptions écrites de ses prédécesseurs comme Thévenot dont il emporte le livre, il met un point d’honneur à dessiner d’après nature.
Dessinateur scrupuleux
Le principal but que je me suis proposé en mettant au jour cet ouvrage, c’a été de donner des dessins exacts des villes des places et des bâtiments que j’ai rencontrés en voyageant ? en quoi je crois pouvoir dire sans vanité que j’ai fait une chose que personne n’avait jamais entrepris. Et pour ce qui regarde la justesse de mes dessins, comme ils ont été pris sur les lieux mêmes avec toute l’exactitude possible, quoique ce fût quelquefois au péril de ma vie, j’ose me promettre que personne ne m’accusera de n’y avoir pas été fidèle. Au lieu que souvent quand je fais comparaison des dessins qui sont dans les livres des autres voyageurs avec l’état des choses qu’ils ont voulu représenter, j’y trouve autant de différences que si pour représenter Rome on donnait le plan de Constantinople.
Cela vient, ce me semble, de ce que la plupart du temps les tailles-douces ne sont faites que sur la description que donnent à leur retour les personnes qui ont voyagé ? auquel temps les peintres et les graveurs ayant à peu près compris ce qu’on a voulu leur représenter, les auteurs qui n’ont plus qu’une idée confuse de ce qu’ils ont vu en voyageant, s’imaginent que les choses sont effectivement telles que les peintres les a représentées, ou s’ils y aperçoivent quelque différence, ils ne le peuvent pas faire comprendre assez distinctement au peintre pour y apporter remède.
L’appel du voyage
Comme presque tous les hommes sont naturellement sujets à de certaines inclinations auxquelles il leur est comme impossible de résister, principalement quand à cause de leur jeunesse ils ne sont pas encore capables de faire de sérieuses réflexions, je me suis senti dès mes plus tendres années un penchant insurmontable à voyager dans les pays étrangers. Et comme je ne faisais encore qu’entrer au monde, je ne faisais alors aucune attention aux difficultés et aux dangers à quoi ce dessein me devait exposer.
Lorsque je fus un peu plus avancé en âge, je reconnus qu’il n’y a rien de plus nécessaire ni de plus utile à un voyageur qui veut retirer quelque fruit de ses voyages, que de savoir dessiner, afin de s’imprimer par ce moyen plus profondément les choses dans l’esprit, et de se les pouvoir remettre devant les yeux et tout temps, comme si elles étaient encore présentes, ce qui est le plus sûr moyen d’empêcher qu’on n’en perde le souvenir. Je résolus donc de m’appliquer à la peinture, en quoi me trouvant aussi avancé que je le jugeais nécessaire pour mon dessein, je me préparai à l’exécuter. Et ayant appris que l’année suivante 1675 il se devait célébrer à Rome un jubilé, je résolus de m’y rendre et de commencer par là mes voyages.
Frais et péages en Terre sainte
Pour la satisfaction et l’instruction de ceux qui voudraient entreprendre le voyage de la Terre sainte, je mettrai ici tout d’un temps un état ou liste des frais que les pèlerins sont obligés de faire, de quelque qualité ou condition qu’ils puissent être car, à cet égard, il n’y a point de changement ou de différence, même entre le maître et son valet, il faut que chacun paye également, ce qui fait qu’on pourrait avec raison appeler cet argent une capitation.
Premièrement donc quand on est arrivé à Jaffa, qui est le port de mer le plus près de la Terre sainte, il faut donner à l’Aga ou gouverneur une somme de quatorze écus, dont les drogmans du Cloître ont la moitié, et pour cela ils sont obligés de vous fournir un cheval et de vous mener jusqu’à Jérusalem, et quand on repasse à Jaffa, il faut encore payer quatorze écus.
Quand on vient à Jérusalem, il faut payer pour passer à la Porte, deux écus et demi, un demi à l’Officier, deux et demi au Grand Drogman du Cloître, et un au second Drogman. Pour la première fois qu’on entre dans l’église du Saint-Sépulcre, on donne quinze écus, et ensuite à toutes les fois qu’on ouvre la porte, deux écus et demi et environ trente sous à un Turc qui demeure auprès de l’église, au portier quinze sous. Pour la visite des lieux saints qui sont hors de Jérusalem avec ce qu’il faut donner au drogman, il en coûte environ trois écus. Les Turcs veulent aussi qu’on leur donne pour la visite du sépulcre de David deux écus et demi. Les frais qu’il faut faire pour aller à Bethléem, tant pour le louage des chevaux, que pour ce qu’il faut au drogman, vont à quatre écus ? mais si l’on veut voir quelques places extraordinaires, il en coûte bien davantage, parce qu’il n’y a pas de prix fixé.
Pour se faire appliquer la marque sur le bras, on donne ordinairement à celui qui le fait, un sequin d’or, qui vaut deux écus et demi.
Quand on part de Jérusalem, il faut faire un présent au couvent pour le bon traitement qu’on y a reçu, mais comme il n’y a point de prix fixé, chacun donne selon son moyen, ou selon qu’il est libéral.
Tatouage des pèlerins
Avant que de quitter Bethléem, il faut que je dise comment on se fait imprimer ici sur le bras les marques que l’on a fait le voyage de Jérusalem. Ils ont pour cela plusieurs formes de différentes façons, desquelles chacun choisit celle qui lui plaît davantage. Ce sont d’ordinaire les drogmans [Interprète dans les échelles du Levant] qui font cela et qui gardent aussi ces formes.
Quand on a choisi celle qui agrée le plus, on met dessus un charbon qu’on a pilé, ensuite de quoi, on applique la forme sur le bras, de sorte que les traits où est entrée cette poudre de charbon se peuvent voir distinctement. Après cela, celui qui doit imprimer la marque vous prend le bras de sa main gauche, et en tient la peau étendue bien ferme, pendant que, de sa main droite, il tient deux aiguilles attachées ensemble et enveloppées de laine, avec lesquelles il pique dans les lignes marquées le plus également qu’il lui est possible, afin que la trace en soit mieux marquée, et quoiqu’il enfonce assez avant, le sang n’en sort pas. Mais je crois que la petitesse des trous, que l’on peut à peine apercevoir en est la cause. Après cela, on frotte cet endroit du bras avec une espèce d’encre, qui dans l’espace de vingt-quatre heures qu’on l’y laisse avec le linge dont on l’a enveloppé, pénètre tellement que les lignes où l’on a fait les petits points d’aiguille, paraissent noires ou bleuâtres, mais si bien faites qu’on dirait qu’elles sont peintes, et cette couleur demeure toujours aussi belle, tout le temps que la personne vit.
Si l’on imprimait ces marques autre part que sur le bras, et sur un endroit où la chair fût plus tendre et le sentiment plus vif, cela ne se passerait pas si doucement, car ayant eu la curiosité de m’en faire appliquer quelques-unes sur la poitrine, cela me fit bien passer l’envie de rire. J’en ai vu pourtant qui, soit par dévotion, soit par grimace, s’en faisaient mettre sur toute la poitrine.
Certificat du saint voyage
Lors que je fus prêt de partir, on me donna une attestation comment j’avais fait le voyage et visité les Lieux saints, coutume qui se pratique à l’égard de tous les pèlerins. Elle était écrite d’une très bonne main, quoique le religieux dont on servait alors pour cela dans le couvent eût près de 80 ans. Le sceau est un ovale dont les deux bouts finissent en pointe autour duquel sont ces mots : SIGILLUM GUARDIANI SACRI CONVENTUS MONTIS SION. Il y a au bas, autant que j’en puisse juger, Notre-Seigneur lavant les pieds de ses disciples, et en haut, les douze disciples à genoux, et Jésus-Christ qui les quitte et qui monte au ciel environné de lumière.
Cornelius de Bruyn - Voyage au Levant
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