Le pèlerinage de Maître Thietmar
Maître Thietmar, qui se rend en Terre sainte en 1217, pourrait être un des premiers frères mineurs à se rendre en Terre sainte, peu après le départ de saint François d’Assise pour l’Égypte. Il en rapporte le premier état détaillé de la situation en Palestine après la lourde défaite de Hattin et la perte de Jérusalem par les croisés en 1187. Dans un pays devenu peu sûr pour les pèlerins francs, il n’hésite pas à se laisser pousser la barbe et à se vêtir comme un moine géorgien pour pénétrer à l’intérieur des terres. Il arpente ainsi les déserts du Sinaï et de Transjordanie, donnant au passage la première description de Petra par un pèlerin occidental.
Les motifs du départ
Moi, Thietmar, pour le pardon de mes péchés, je me suis armé du signe de la croix et ai quitté ma maison, en pèlerin, avec mes compagnons. Je suis parvenu à Acre, après avoir couru, sur mer et sur terre, des dangers qui semblaient bien menaçants à ma fragilité, mais bien minimes en comparaison de la récompense divine.
Je m’y suis reposé environ un mois. La Terre sainte connaissait alors quelque répit grâce aux trêves signées entre les Sarrasins et les chrétiens. Je savais que c’en en ne vivant pas selon l’esprit de ce monde, mais en peinant et en me fatiguant que je parviendrais à la vie éternelle. Aussi, pour ne pas m’abandonner à l’oisiveté et aux plaisirs de la chair qui conspirent contre l’esprit, mais pour faire grandir mon âme par les peines imposées à mon corps, je pris ma décision : visiter, dans la mesure de mes possibilités, les lieux que notre Seigneur Jésus-Christ, vrai Dieu et vrai homme, vrai Fils de Dieu et de l’homme, a marqués du sceau de sa présence corporelle et a sanctifiés. Ces lieux aussi qui ont été habités par nos vénérables Pères, comme on le lit dans le Pentateuque, et ceux où reposent beaucoup de saints.
Je désirais d’un ardent désir voir en personne, ce dont j’avais souvent entendu parler dans l’obscurité et le mystère des Écritures. Et, comme j’ai apprécié l’odeur du thym, le goût du miel en m’adonnant à la lecture, j’ai pensé qu’il n’était pas inutile de confier à l’écrit ce que j’avais vu moi-même ou appris sûrement de témoins dignes de foi. Avec le secours de l’écriture, je ne risquerais pas de voir sombrer dans le brouillard de l’oubli ce que la nature seule ne me permettrait pas de garder en mémoire.
Une embuscade aux portes de Bethléem
En allant vers Bethléem depuis les monts de Judée et en passant tout près de Jérusalem, je suis tombé dans une embuscade. Comme dit le poète : « En voulant éviter Charybde, il tomba en Scylla. » Comme Bethléem est toute proche de Jérusalem, je fis un détour pour éviter les dangers de la Ville sainte. Mais en vain ? ce que je craignais arriva. Je fus pris par les Sarrasins et emmené à Jérusalem. À ce moment-là, j’étais encore vivant, mais je me voyais déjà mort. Car ma situation, entre les angoisses du présent et la crainte de la mort ou de la captivité perpétuelle, n’était guère éloignée de la mort. Plus exactement, bouleversé par la crainte de la mort ou de la captivité, il me semblait mourir à chaque instant. C’est ainsi que je fus retenu prisonnier pendant deux jours et une nuit, devant la porte de la ville, au lieu de la lapidation de saint Étienne, premier martyr, où avait été construite une église aujourd’hui entièrement démolie par les Sarrasins.
Dans cette captivité et cette angoisse, je ne voyais aucune raison d’espérer, mais Dieu, proche de ceux qui l’invoquent, me visita dans mon désespoir, me rendit confiance et me préserva miraculeusement, voici comment : j’avais pour compagnon un noble Hongrois qui réussit à savoir que quelques-uns de ses compatriotes, convertis à l’Islam, se trouvaient à Jérusalem. Il les fit appeler. Ils vinrent, le reconnurent et se montrèrent très amicaux. Une fois informés des raisons de notre captivité, ils jouèrent les intermédiaires et, non sans mal, nous firent libérer.
Bethléem
Bethléem, cité du Dieu Très-Haut, est située sur une hauteur, toute en longueur. Elle est encore intacte, les Sarrasins ne l’ont pas détruite. Elle est habitée par des chrétiens soumis aux Sarrasins, mais aucun Sarrasin, pense-t-on, ne doit y demeurer. Il y a bien des Sarrasins gardiens du monastère qui perçoivent les péages des pèlerins, mais ils n’habitent pas à Bethléem.
Ce monastère est très beau. Les bases et les chapiteaux, les architraves sont de très beau marbre, de même que le pavement. Les murs sont couverts d’or et d’argent, ornés de peintures de diverses couleurs. Les Sarrasins auraient plus d’une fois détruit ce monastère si les chrétiens ne l’avaient protégé avec sollicitude, au prix de grandes dépenses.
Sous le chœur de l’église est la grotte où le Seigneur est né. Moi, pauvre pécheur, j’ai embrassé la crèche dans laquelle il a vagi, petit enfant, j’ai adoré l’endroit où la bienheureuse Vierge a donné le jour à l’Enfant Dieu. Dans ce même monastère, au nord, j’au vu la cellule du bienheureux Jérôme où il a traduit d’hébreu, grec et chaldéen en latin la plupart des livres de la Sainte Écriture. Il est enterré dans une grotte voisine avec Paule, Eustochie et dix de ses disciples. J’ai vu aussi une autre vaste grotte où furent déposés les corps des Saints Innocents.
Petra
Sous la conduite des Bédouins, avec leurs chameaux, j’ai traversé la terre d’Édom, bonne et fertile, laissant à droite Archim, ancienne capitale des Arabes, grande ville aujourd’hui déserte, et la roche d’où Moïse tira l’eau de contradiction. Cette eau se divise en deux petits ruisseaux qui irriguent la terre. Je suis ensuite passé par le lieu où les enfants d’Israël furent mordus par les serpents et où, sur l’ordre du Seigneur, Moïse éleva un serpent sur une perche pour qu’en le regardant, ils fussent guéris de leur blessure.
J’ai traversé de très hautes montagnes, par un chemin étroit et effrayant. De part et d’autre, les rochers surplombaient, dressés comme des parois ou des murailles qui, parfois, se refermaient au-dessus de moi comme les valves d’une coquille. La route s’élevait, encaissée, pleine d’ombre et, souvent, à cause des rochers qui nous enfermaient et se rejoignaient, je ne pouvais plus voir le ciel. Dans ces roches, j’ai découvert des maisons taillées dans le roc, très belles et bien décorées, de grandes salles avec des cheminées, des oratoires, des chambres, tout ce qui est nécessaire. Mais toutes ces demeures étaient abandonnées ? personne n’y habitait.
Le pèlerinage de Maître Thietmar
[in Croisades et pèlerinages - Éd. Robert Laffont]
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