Ludolph de Sudheim
Ludolph Schilder séjourne en Orient de 1336 à 1341. Curé de paroisse de Sudheim, en Westphalie, il accompagne probablement en tant que chapelain un chevalier au service du roi d’Arménie. Au-delà des descriptions convenues des différentes étapes du pèlerinage et des sanctuaires de Terre sainte, Ludolph recense de nombreux renseignements sur les pays de La Méditerranée et du Proche-Orient, assortis de souvenirs personnels et imagés.
La route de la Terre sainte
Si l’on veut partir pour la Terre sainte, on peut y aller par terre ou par mer. Par terre, des gens qui connaissent bien la route m’ont dit qu’elle passait par la Hongrie, la Bulgarie et la Thrace, mais elle est longue et pénible. Elle aboutit à Constantinople.
De Constantinople on peut aller par terre en Terre sainte si on ne craint pas les Tartares, les Turcs et toutes sortes d’autres obstacles. Cette route de terre passe au nord jusqu’à Constantinople et, de là, si le trajet était faisable et sûr, on pourrait aller par terre dans le monde entier sans avoir besoin de naviguer sur mer. De même, si la route était praticable vers le midi, on pourrait éviter de naviguer. Il faudrait passer par la Barbarie, le royaume du Maroc et le royaume de Grenade, mais les Barbaresques interdisent aux chrétiens le passage. Les Sarrasins qui habitent en Espagne et en Aragon prennent cette route quand ils veulent visiter le sanctuaire de leur prophète Mahomet, mais c’est interdit aux chrétiens. [...]
La Barbarie est un pays sablonneux et désert, habité par les Éthiopiens noirs. Hommes et femmes ont tous des visages simiesques et élèvent des singes domestiques chez eux, comme ici les chiens et les poules. Entre le Maroc et l’Espagne, la mer Méditerranée se jette dans l’Océan par un bras de mer à peine large d’un quart de mille. Sur une des rives, une femme chrétienne et sur l’autre une femme musulmane, en train de laver leur linge, peuvent se quereller et s’insulter. Ce bras de mer est appelé par les indigènes détroit de Bathar, ou encore détroit du Maroc. Il n’y a que ce petit bras de mer à traverser pour aller dans le monde entier par terre en passant par le sud, comme je l’ai dit. Les rois de Maroc et de Grenade le traversent aisément pour se porter au secours du roi d’Algarve.
À l’autre extrémité, la mer Méditerranée se jette dans la mer de Pont par le bras Saint-Georges, sous les murs de Constantinople.
Constantinople
Constantinople est une très belle et grande ville, de huit milles de tour, de forme triangulaire, un peu comme Rome. Deux des côtés sont sur un bras de mer, dit Saint-Georges, le troisième est sur la terre. Elle a toutes sortes de beaux monuments. Elle a été construite par l’empereur Constantin qui l’a nommée Constantinople, mais les Grecs l’appellent aujourd’hui Polis. Il y a dans cette ville une église d’une taille et d’une beauté surprenantes, je crois qu’il n’y en a pas de plus grande dans le monde, un navire toutes voiles dehors pourrait y manœuvrer aisément. Je n’ose pas en dire plus. Elle est dédiée à sainte Sophie et contient de nombreuses et insignes reliques. [...]
À Constantinople, on trouve de tout à très bon marché, blé viande, poisson, on ne manque de rien sinon de vin qu’on fait venir de Naples. La ville est peuplée de gens de toutes nations. Il y fait très froid, on peut donc mieux y conserver les viandes salées que dans le reste de l’Asie où la chaleur l’interdit. On pêche aussi le turbot que l’on fait sécher et que l’on vend dans toute l’Asie.
Dans la ville, dans l’ancien palais impérial, il y a des vaisseaux de pierre qui s’emplissent tout seuls d’eau, puis s’assèchent et de nouveau s’emplissent et s’assèchent. On trouve ici en grande quantité de belles et grosses pierres précieuses vendues sur le marché.
Nef ou galère
Si on veut visiter la Terre sainte ou les pays d’outre-mer, il convient de faire la traversée avec une nef ou une galère. Si on prend une nef, on fait une traversée directe, sans s’arrêter dans les ports, à moins d’y être contraint par les vents contraires ou le manque de vivres, ou quelque autre nécessité. On laisse au sud la Barbarie à sa droite et on a vers le nord la Grèce à sa gauche. Et l’on peut voir les îles célèbres de Corse, Sardaigne, Sicile, Malte, Scarpantho, Crète, Rhodes et beaucoup d’autres grandes et petites. Après avoir vu tout cela, on arrive à Chypre.
Si on prend une galère, c’est un navire long qui va de rivage en rivage et de port en port, sans jamais s’éloigner de la rive et, chaque nuit, il fait relâche dans un port. Il y a soixante bancs de chaque côté, et sur chacun d’eux trois rameurs, manoeuvrant trois rames, et un archer. Il faut quotidiennement aller chercher des vivres car on ne peut pas en garder sur le bateau. En navigant ainsi, près du rivage, on voit de très beaux paysages, des villes, des villages, des châteaux ; tout ce qu’on ne fait qu’apercevoir de la nef, on le regarde en détail, longuement, de la galère. Et l’on peut ainsi, avec une galère, parcourir presque tout le monde, du côté septentrional.
Requins, mérous et cétacés
Un autre danger, mais qui ne menace que les petits bateaux, est celui des grands poissons. Il y a en mer un poisson que les Grecs appellent « truie de mer », que les petits bateaux redoutent beaucoup. Ce poisson ne fait aucun mal aux bateaux, sauf s’il est pressé par la faim. Si les marins lui jettent du pain, il s’en contente et s’en va. S’il ne veut pas s’en aller, il faut qu’un homme le regarde aussitôt d’un air irrité et terrible, alors il s’enfuit effrayé. Mais il faut que l’homme qui le regarde prenne bien soin de n’avoir pas peur du poisson et le fixe avec une audace qui l’horrifie. Si le poisson sent que l’homme a peur, il ne s’en va pas, mord le navire et le lacère.
Un très respectable marin m’a dit que, dans sa jeunesse, il était sur un petit navire ainsi menacé par ce poisson. Il y avait sur le navire un jeune homme réputé audacieux et dur ; quand le poisson approcha, il ne voulut pas lui donner du pain, mais, avec l’audace qu’il croyait avoir, il se jeta dans l’eau au bout d’une corde, comme on en a l’habitude, pour regarder le poisson d’un air furieux. Mais il fut si effrayé à la vue du poisson qu’il appela ses compagnons pour qu’ils le retirassent avec la corde. Le poisson vit la frayeur de l’homme et, tandis qu’ils le retiraient de l’eau, dansant au bout de sa corde, d’un coup de gueule il le coupa en deux jusqu’au ventre, puis il s’éloigna du navire.
Ce poisson n’est ni très gros ni très long, mais sa tête est énorme et tous les dommages qu’il cause aux bateaux sont le fait de ses morsures.
J’ai entendu le récit d’un autre marin digne de foi qui connaît à peu près toutes les routes sur mer et a couru des dangers innombrables et diverses terreurs en mer. Il me dit qu’une fois, près de la Barbarie, un navire faisait route à cause des vents contraires là où la navigation est des plus périlleuses à cause des rochers et des bancs de sable recouverts de très peu d’eau, alors qu’un peu plus loin, on ne trouve pas le fond à plus de dix mille brasses. Tandis que la navigation se poursuivait dans la crainte, le navire tomba sur un poisson appelé en français « mérou », qui se cachait dans les rochers. Le poisson sentit venir le navire et pensa peut-être que c’était quelque chose à manger. Ouvrant la gueule, il le mordit avec tant de violence que, bien que lourdement chargé, le navire recula fortement. Les passagers s’affolèrent, le pilote leur demanda de prier Dieu pour le salut de leur âme, car ils n’avaient aucune chance de survivre, le navire ayant sûrement heurté un gros rocher. Les marins descendirent dans la cale pour voir où était la voie d’eau et ils virent la dent du gros poisson enfoncée dans le bateau. Elle était aussi longue qu’une poutre et large de trois coudées. Ils ne purent l’extraire, même avec des instruments de fer, ils la limèrent avec une scie. Si la dent n’avait pas été si pointue, ce qui lui avait permis de pénétrer dans le navire, il se serait sûrement brisé.
J’ai vu près de la Sardaigne trois poissons qui, en respirant, projetaient en l’air une grande quantité d’eau avec un bruit de tonnerre.
Ludolph de Sudheim - De itinere Terrae sanctae
[in Croisades et pèlerinages - Éd. Robert Laffont]
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