Avec les pèlerins russes
Stephen Graham est né en 1884. Journaliste indépendant, il se rendit notamment en Russie au début du XXe siècle. Nourri des Récits d’un pèlerin russe et fasciné par la vague des hommes et des femmes de Russie qui se rendaient en Terre sainte, il se joignit à l’une de leurs caravanes et, s’étant en quelque sorte fondu parmi les pèlerins, il fit avec eux la route de Constantinople jusqu’en Palestine, visitant avec eux les lieux saints, puis il les accompagna sur le chemin du retour jusqu’à Odessa. Il relate cette expérience dans Avec les pèlerins russes à Jérusalem, paru en 1916, ainsi que dans ses Croquis d’un vagabond.
Le voyage des paysans russes à Jérusalem est certainement le phénomène le plus remarquable de la vie russe contemporaine. Son histoire est une grandiose poésie nationale épique. L’événement dont je parle est quelque chose d’unique et d’éclatant dans la vie d’un homme. Quoi qu’il puisse m’advenir dans le cours futur de ma vie, je peux difficilement douter que, même vieux et blanchi par les ans, lorsque j’y repenserai, il restera pour moi l’épisode le plus étonnant vécu durant toute ma vie, le périple le plus extraordinaire auquel j’ai jamais pris part. Ce fut également pour moi une révélation. Jérusalem est le plus souvent un lieu de désenchantement pour le touriste qui aimerait se prendre pour un pèlerin, mais là, dans cet environnement de gens simples, une nouvelle voie s’ouvre à vous, une "nouvelle Jérusalem".
Stephen Graham - Avec les pèlerins russes à Jérusalem.
En route vers la Cité sainte
Notre pèlerinage fut un portement de croix, mais aussi une errance heureuse. C’était un voyage dur, mais non sans confort. Beaucoup de pèlerins ont marché des milliers de verstes en Russie avant de s’embarquer finalement sur le bateau pèlerin. Ils ont marché de façon solitaire, jamais en groupes nombreux et ils étaient pauvres. De village en village, de la Russie du Nord, centrale, lointaine et de l’Est, ils ont marché à pied vers Odessa et Batoumi et ils ont dépendu de l’hospitalité des hommes tout au long de leur route. Comme disait Jérémie, "Ils n’avaient aucun argent : en lieu de quoi ils ont trouvé la charité des hommes." Ils ont vécu nuit après nuit dans des centaines de maisons de paysan et ont prié jour après jour dans des centaines de petites églises. Non seulement ils trouvèrent leur pain quotidien "pour l’amour de Dieu," mais, dans des nombreux cas, on leur a même donné tout ce qu’il fallait pour aller à Jérusalem avec l’argent du passage pour le voyage en bateau et le pain pour maintenir le corps en vie.
De tels pèlerins étaient souvent illettrés et il était stupéfiant de voir comment ils se sont rappelé tous les gens pour lesquels ils devaient prier, une fois arrivés à Jérusalem ? car chaque pauvre paysan qui ne pouvait partir son village natal mais donnait trois sous au vagabond, demandait que l’on se souvienne de lui en la terre "où Dieu a marché". Peut-être y avait-il des moyens de se souvenir. Beaucoup de personnes dans les villages, voulant être sûr que l’on se souviendrait de leurs prières et de leurs vœux, écrivaient leurs noms sur des bouts de papier et les mettaient dans la main du pèlerin. Ainsi, dans une hôtellerie de Jérusalem un vieux vagabond est venu me voir un matin avec une liasse de papiers sales sur lesquels étaient écrits des noms et je les ai lus pour lui à haute voix, comme ceci :
Maria pour sa santé. Katerina pour sa santé. Grégoire, affligé de rhumatismes, pour santé.
Ivan pour la paix de l’âme de sa mère. Pour la paix de l’âme de Prascovia.
Et ainsi de suite ? et je les ai triés dans des paquets séparés - ceux qui souhaitaient des prières pour la santé et ceux qui voulaient la paix de l’âme pour les morts.
Pour ma part, j’ai marché beaucoup de milliers de verstes, de village en village et j’ai été heureux de vivre la vie de pèlerin paysan. Le vagabondage était dur pour moi aussi, comme aussi loin d’être sans confort. J’ai vu des curiosités qui ont amplement récompensé, si j’en avais voulu le remboursement, chaque verste que j’ai parcourue d’un pas lourd. Souvent et honteusement, ai-je regardé derrière moi et soupiré en pensant à la ville que j’avais quittée - ses amis, ses conforts et ses plaisirs ? mais j’ai aussi trouvé l’hospitalité d’autres hommes et la chaleur de l’amour de l’étranger. Il était très doux d’être assis dans la maison de l’étranger, de jouer avec ses enfants sur le plancher, de manger et de boire avec lui, d’être béni par lui et par sa femme et de dormir enfin sous les icônes de sa chaumière. Et quoique les paysans sussent à quel point la route était dure, ils disaient : "Comme vous avez de la chance !" J’étais encore plus chanceux qu’ils ne l’imaginaient car, étant la voix de ceux qui étaient sans voix, j’avais une vie en sorte de communion à chaque spectacle et à chaque son. J’ai vécu en communion avec des jours ensoleillés et pluvieux, avec la forme des montagnes et des vallées, avec les champs de blé et la forêt et les prés. Non seulement l’homme était hospitalier au vagabond, mais la Nature aussi. Les étoiles ont parlé de mon pèlerinage, la mer a murmuré à mon oreille ? les fruits sauvages étaient ma nourriture. J’ai dormi avec le monde nu pour maison, le ciel pour toit et Dieu pour hôte.
J’ai vu des événements étranges dans de petits villages obscurs. Partout où je suis allé, j’ai vu des miniatures et non pas seulement de grandes reconstitutions historiques ? je me suis mis à genoux dans de petites églises en bois aussi bien que dans les grandes cathédrales. Et j’ai apporté à Jérusalem tout ce que j’ai rencontré et tout ce que j’ai éprouvé, de telle sorte que lorsque le chœur d’action de grâces s’éleva dans le monastère, le jour de notre arrivée, tout mon monde y chantait aussi.
Parfois j’ai rencontré des pèlerins, en particulier dans les monastères et parfois j’ai séjourné avec l’un d’eux le long de la route, mais ce ne fut pas avant d’atteindre le bateau pèlerin que nous nous sommes trouvés nombreux et ensemble. Car la plus grande partie de la vie de pèlerin est nécessairement dans la solitude. Un grand nombre de pèlerins commençant ensemble et marchant au pas le long de la route, voilà une chose presque impensable. Le véritable désir de partir prend chacun individuellement. La vie de pèlerin est née comme une rivière, loin et à l’écart, en haut dans les montagnes. C’est seulement quand il atteint son but qu’il se joint à d’autres. Quand nous atteignîmes le port d’embarquement, nous étions une grande bande de pèlerins, mais les chemins par lesquels nous nous étions rassemblés étaient nombreux et divers, se ramifiant à travers toute la Russie.
L’épreuve de la traversée
Nous pensions, mis à part la crainte obsédante de tempêtes, que dès lors que nous avions atteint le bateau, la partie la plus ardue de notre voyage était accomplie. Nous devions cesser notre cheminement sur la terre pour nous reposer sur la mer au soleil. Nous chanterions des hymnes ensemble. Les hymnes sont, bien sûr, principalement conçus pour des pèlerins, pour l’homme comme un pèlerin, qui doit se consoler avec la musique sur la route. Nous parlerions ensemble de notre vie en route ? les jours avanceraient dans une conversation agréable et les nuits dans la somnolence heureuse. Mais c’était une erreur. Le voyage sur mer fut plus mauvais que n’importe lequel de nos vagabondages ? ce fut en vérité le comble de notre souffrance.
Nous étions 560, entassés dans les entrailles de cette carcasse, le Lazare, sur lequel nous naviguions et il y avait en plus beaucoup de Turcs, d’Arabes et de Syriens ? du bétail, deux vaches de concours et un taureau de spectacle avec deux bouches ? des bêtes, une cage de singes ? et, comme pour parachever le chahut dans la tempête, il y avait, attaché dans son lit sur le pont ouvert, un fou qui délirait. Nous restâmes une quinzaine de jours en mer, errant de port du Levant en port du Levant, déchargeant une cargaison de sucre ? et pendant ce temps les pauvres pèlerins-mendiants vivaient des croûtes dont ils avaient rassemblé des sacs pleins en Russie, des croûtes de pain noir tout vert de moisissure. Je regardais les piles de ces croûtes qui s’entassaient sur le pont pour s’aérer dans le temps agréable et j’étais stupéfait que les hommes puissent seulement vivre de cette pourriture.
Nous subîmes deux tempêtes, dont l’une brisa nos mâts et l’on nous dit que nous allions couler. Les paysans roulaient les uns sur les autres dans la cale comme des cadavres et s’accrochaient les uns aux autres comme des fous. Dans leur désespoir, certains offraient tout leur argent, tout ce qu’ils avaient, à un prêtre comme une offrande à saint Nicolas, afin que la tempête diminue. J’ose à peine décrire l’état du bateau, sa saleté, la puanteur et la vermine. Pour presque mille passagers, il y avait trois toilettes sans verrous ! De façon très appropriée, le bateau était nommé Lazare Toutes les plaies de Lazare. Ce que les pauvres et simples paysans, hommes et femmes ont subi, personne ne peut le dire. Ils ne pensaient pas comme moi à prendre soin d’eux-mêmes, et, en vérité, ils auraient dédaigné de se sauver. "Il est nécessaire de souffrir" disaient-ils.
Ce fut une traversée dure et épouvantable et pourtant, le dernier jour du voyage, à la vue de la Terre sainte, tous nos cœurs ont sauté de joie et de reconnaissance. Nous estimions que ça valait la peine, chaque brin de cette peine. Quand je pense à ce voyage à partir de celui de Christian dans le Pilgrims Progress, j’appelle ce bateau et ce voyage à son bord la Vallée de l’Ombre de la Mort, pleine de fosses dégoûtantes et de gnomes ? une chose à travers laquelle on doit passer si l’on veut atteindre Jérusalem ? le golfe d’effroi que se trouve entre la vie terrestre et la vie céleste. Il était nécessaire d’en passer par là et ce qui était de l’autre côté valait infiniment la lutte. Il y a une histoire dans Dostoïevski d’un libre-penseur russe dont la pénitence au-delà de ce monde était de marcher un milliard de verstes. Quand il eût fini cette marche et vit à la fin la Cité Céleste, il tomba et s’écria, "Cela valait la peine, chaque pouce de terrain ? Non seulement je marcherais un milliard de verstes, mais un milliard de milliards élevé à la puissance du milliard ".
De pauvres gens conduits par la grâce
Enfin nous parvînmes à Jérusalem. Les spectateurs voyaient un troupeau long et éreinté de pauvres gens gravissant péniblement la route montueuse venant de Jaffa, portant le costume russe d’hiver sous le soleil accablant du désert, poussiéreux, usé par la route et déchiré. Nous allions au milieu de la chaussée comme un cortège, observé de tous. Dans un sens, nous valions à peine le spectacle, et cependant, dans un autre, nous formions le spectacle le plus significatif du jour ou même de l’époque. Nous étions l’Europe religieuse tout juste parvenue à la Cité Céleste.
Il aurait certainement été difficile de se rendre compte du bonheur et de l’exaltation de nos cœurs ? pour le faire, peut-être aurait-il été nécessaire d’entrer dans notre colonne et de nous suivre à la Cathédrale et au Sépulcre ? peut-être même de prévoir notre arrivée et de nous rejoindre auparavant, sur la route en Russie. Mais nous avancions, inconscients de notre propre signification, indifférents au regard fixe des curieux. Une pensée occupait nos esprits : nous avions vraiment atteint Jérusalem et nous marchions les quelques derniers milles avant d’arriver au Saint des Saints.
Nous passâmes la porte de la Colonie russe et fûmes bientôt aux portes du monastère. Avec quelle joie nous jetâmes nos sacs sur le gazon d’herbe verte et nous dépêchâmes d’entrer dans l’église pour le service d’action de grâces, achetant les grappes de petites bougies à la porte et nous bousculant pour les allumer devant les icônes sacrées ! Quand on donna au prêtre la grande Bible pour qu’il la lise, elle reposait sur les têtes nues de pèlerins ? les gens qui désiraient partager ce portement du Livre Saint étaient si proches les uns des autres qu’il n’y avait besoin d’aucun autre appui.
Nous chantâmes le Mnogia Lieta avec un chœur harmonieux et profond ? nous nous prosternâmes, nous priâmes et nous fîmes le signe de croix. J’étais debout au milieu et j’ai chanté ou me suis mis à genoux avec les autres, timide comme un novice adouci par le temps, et j’appris à me signer d’une nouvelle façon. Un à un les paysans avancèrent et embrassèrent la croix d’or dans les mains du prêtre et je suis monté parmi eux et j’ai été béni comme ils l’étaient. Et nous étions tous dans le ravissement. Par la suite, debout sur le seuil, des paysans souriants, les yeux brillants et humides avouaient l’un à l’autre leur bassesse et leur bonheur ? une fille, au milieu de pleurs entrecoupés de rires, tomba à nos pieds, embrassant nos bottines poussiéreuses et demandant pardon, car il lui avait été donné de voir Jérusalem.
On nous mena au réfectoire et nous nous assîmes autour de nombreuses tables pour un dîner de paysan : de la soupe au chou et du gruau d’avoine, du pain et du kvas, à la façon dont ils sont servis en Russie même. Nous passâmes à l’hôtellerie et on nous donna, au prix de trois sous par jour, des lits et des bancs que nous pourrions occuper aussi longtemps que nous voulions rester à Jérusalem. La première nuit, nous devions nous reposer autant que possible, la suivante nous devions la passer dans le Sépulcre lui-même. Je dormis dans une pièce avec quatre cents paysans, sur une planche en bois couverte des vieilles palettes de paille. Les planches étaient dures et sales ? il n’y avait aucun relâchement dans notre ascétisme involontaire, mais nous avons bien dormi. Il y avait de la musique dans nos oreilles. Nous étions parvenus à Jérusalem et nos rêves étaient avec les anges.
Le temps devait venir où certains d’entre nous seraient mécontents de Jérusalem, comme certains des disciples qui l’ont abandonné étaient mécontent de Jésus pauvre et humble ? mais alors, même pour ceux-là, toute l’apparence extérieure et matérielle de Jérusalem était une rumeur. Nous ne savions pas ce que nous devrions voir le lendemain ? peut-être des portes nacrées, des rues d’or, des anges avec des harpes. La Jérusalem terrestre n’était pas prouvée. Jusqu’alors, nous avions seulement gravi la route raide de Jaffa, et la route jusqu’au ciel lui-même pourrait ressembler à celle-là. Demain... qui pourrait dire ce qui se passerait demain ? Pour ceux d’entre nous qui pouvaient voir avec les yeux du cœur, il ne pourrait y avoir aucune déception. Mais pour tous, cette nuit de rêves dorés était un sursis et Jérusalem le symbole, et Jérusalem, la symbolisée, en était un aussi. Heureux, heureux pèlerins !
Le jour suivant, nous allâmes à l’église étrange et laide érigée sur le Sépulcre de Jésus, "l’Église de la Tombe Vivifiante"? et nous avons embrassé la pierre de l’onction - la pierre sur laquelle le corps de Jésus fut mis pendant qu’il était enveloppé dans un linceul et oint avec de l’huile des aromates. Nous nous sommes mis à genoux devant le temple intérieur en forme d’arche qui est construit sur le creux dans le rocher. Nous fûmes reçus dans ce temple et nous rampâmes un à un le long du passage vers le Saint des Saints, le sanctuaire le plus secret de la Chrétienté. Seule la musique pourrait dire ce que le paysan comprenait dans cette chambre tandis qu’il s’agenouillait à l’endroit où le Corps sacré reposait, et embrassait le creux dans le rocher.
Puis nous passâmes une nuit entière dans le Sépulcre et entrâmes dans le mystère de la mort nous vîmes notre propre mort comme dans un tableau devant nous, notre séjour dans la tombe jusqu’à la résurrection. Dans la grande église sombre, le service solennel se poursuivit. Sur le trône de l’autel du Golgotha tout près, les cierges brillaient. La nuit se calma tout autour et les étoiles syriennes brillaient au-dessus de nos têtes, afin que les siècles et les âges passent.
Au Jourdain et dans les pas de Jésus
Nous suivîmes la vie de Jésus en une procession symbolique, nous nous rendîmes à Bethléem et embrassâmes la mangeoire où l’Enfant Jésus fut installé, ce premier berceau par opposition au deuxième, le creux dans le rocher. Nous vînmes comme les Rois, vîmes les bergers et leurs troupeaux, vîmes l’étoile s’arrêter sur la maison de Marie et entrâmes pour rendre l’hommage, apportant là les cadeaux de nos coeurs, l’or, l’encens et la myrrhe.
Nous nous rendîmes à la rivière du Jourdain et tous, dans nos linceuls, nous traversâmes le cours d’eau à Bethabara, et nous fûmes baptisés. Lorsque nous entrâmes dans l’eau, c’était Jean qui nous baptisait, mais quand nous en sortîmes, c’était Jésus qui nous recevait dans la lumière. Nous nous faisions une représentation du passé, mais nous avions aussi dans nos coeurs une présentation de l’avenir lointain. Comme nous nous tenions debout là, sur les rives, tous dans nos vêtements blancs, cela ressemblait à une répétition du matin de résurrection. Ces linceuls dans lesquels les pèlerins sont baptisés, ils en prennent soin jusqu’au jour de leur mort, afin qu’ils puissent être enterrés dedans. Ils croient qu’au Dernier Jour, non seulement leurs corps seront relevés, mais aussi les vêtements lavés dans le Jourdain.
Nous suivîmes le cours de la rivière jusqu’à la Mer Morte, l’endroit le plus bas de la terre et marchâmes de là à travers le désert jusqu’à la Montagne de Tentation où, dans des cavernes innombrables, ont vécu des milliers d’ermites et de saints. En une grande caravane, nous avons voyagé jusqu’au lac de la Tibériade où les Douze ont été appelés. Nous avons campé sur la montagne où les cinq mille ont été alimentés et le pain multiplié. Nous demeurâmes dans la petite ville de Nazareth et vîmes où Marie puisait l’eau. Nous entendîmes parler de toutes les choses tendres que les prêtres et les moines ont imaginées avec vraisemblance au sujet de l’enfance de Jésus. Nous nous émerveillâmes à l’endroit où l’on suppose que Marie et Joseph de sont arrêtés et ont perdu leur fils de douze ans qui était parti enseigner au Temple. Nous nous tînmes à l’endroit où Jésus s’était entretenu avec la Samaritaine. Nous visitâmes la maison où l’eau a été changée en vin. À Béthanie, nous priâmes sur la tombe de Lazare.
Nous avons vécu avec la vie de Jésus telle que l’histoire la raconte. C’était un deuxième pèlerinage, une façon de souligner les choses essentielles du premier. Nous finîmes le premier pèlerinage à l’Église du Tombeau le jour après notre arrivée à Jérusalem ? nous devions finir le deuxième le dernier jour de la Semaine Sainte, au matin triomphant de Pâques.
Le vendredi précédant le dimanche des Rameaux, nous partîmes pour Béthanie et dormîmes dans le monastère qui est construit "où Marthe a servi." Le jour suivant, nous retournâmes à Jérusalem avec des rameaux d’olivier, des palmes et des fleurs sauvages, dispersant des fleurs en marchant. Samedi soir et le matin du dimanche des Rameaux, nous remplîmes les églises de nos branches. Deux pèlerins âgés qui étaient morts ont été enterrés le dimanche des Rameaux. Ils reposent dans des cercueils ouverts dans l’église, parés dans les linceuls qu’ils avaient portés au Jourdain, couverts de rameaux d’olivier et de petites fleurs sauvages bleues (l’échelle de Jacob), que les pèlerins avaient choisis pour eux à Béthanie. Sur leurs visages se lisait une paix parfaite. Les pèlerins pensèrent que ces deux-là avaient été heureux de mourir en Terre sainte et d’y être enterrés.
Les fêtes de la Semaine sainte
La Semaine Sainte fut le couronnement du pèlerinage. Aux Rameaux, tous les pèlerins étaient de retour à Jérusalem de leurs petits pèlerinages à Nazareth, Jéricho et au Jourdain. Les hôtelleries étaient pleines à craquer. Cinq cents hommes et femmes dormirent dans le hall dans lequel j’étais logé. Toute la nuit, le son des prières et des hymnes ne cessa pas. Chaque jour à l’aube, un pèlerin-mendiant sanctifiait nos bancs avec de l’encens qu’il brûlait dans une vieille boîte en étain. Dans la journée, nous visitâmes les lieux saints de Jérusalem, le tombeau de la Vierge, le Mont des Oliviers, le Prétoire, la maison de Pilate, le cachot souterrain où Jésus a été enfermé. Nous vîmes le lavement des pieds le Jeudi saint nous descendîmes la voie raide et étroite où le Christ a porté la croix et a trébuché, nous embrassâmes l’endroit où sainte Véronique offrit le linge qui s’imprégna de la ressemblance miraculeuse.
Nous examinâmes nos âmes avant le Vendredi saint ? nous allâmes à la Sainte Communion annuelle maintenant investie d’une solennité étrange et terrible. Il y avait la prosternation devant la Croix au Golgotha le Vendredi saint, la réception du Feu Sacré, le symbole de la Résurrection, le Samedi saint et ensuite la nuit de l’année et le Grand Matin. Il nous sembla, quand nous nous sommes tous embrassés au matin de Pâques, que nous avions survécu à tout - notre propre vie, notre propre mort ? nous étions dans le ciel. Symboliquement, nous avions atteint au bonheur. Le cortège processionna autour de l’église au moment d’émotion suprême. Nous étions tous montés au lieu saint le plus haut de la terre et regardâmes dehors le Paradis pour un instant. Nous avions attrapé la lueur du soleil d’un autre univers.
Ce qui arrive dans l’âme du pèlerin la nuit de Pâques est quelque chose que vous et moi et nous tous connaissons? sinon dans nos esprits et dans le domaine des lettres et des mots, au moins dans le cœur où la musique parle. Pour ceux qui n’ont pas atteint Jérusalem et le "le plus haut de tout ce qui est sur la terre" c’est une promesse, et pour ceux qui y sont allés c’est un souvenir et une possession.
Les moines grecs disent qu’au sépulcre un feu éclate de lui-même chaque veille de Pâques et il y a au moins une vérité symbolique dans leur miracle. On a demandé une fois à un vieux et saint évêque de rendre la vue à une aveugle. Il n’avait exécuté aucun miracle dans sa vie, cependant il a promis de prier pour elle. Et pendant qu’il était à genoux en prière dans l’église, les bougies qui étaient éteintes s’allumèrent soudainement. La femme, à cet instant, reçut également la vue et s’en retourna chez elle en louant Dieu. C’est quelque chose comme ça qui arrive quand le pèlerin se met à genoux la nuit de Pâques. Les bougies éteintes dans le temple de son âme s’enflamment et, grâce à leur lumière, il voit des choses nouvelles. La partie qui en lui était aveugle s’ouvre à la vision, et ce qui semblait impossible s’accomplit.
Et après
Et moi, pour utiliser la métaphore de l'île vierge, j'avais dans un rêve traversé l'océan, j'étais devenu, par l'accomplissement d'un rite, plus attaché à la vie qui est au-delà. Dorénavant j'ai une promesse plus crédible et un espoir plus substantiel.
Et après ? Le voyage est fini, la lueur de la vision s'efface et nous retournons tous à la vie dont nous sommes venus. Nous descendons de ce que les pèlerins appellent le plus haut lieu saint de la terre et revenons au niveau ordinaire de vie. Comment pouvons-nous revenir et vivre le à nouveau dans le train-train ? Ne serons-nous pas comme le Lazare dépeint dans l'histoire de Browning, gâté pour la terre, ayant vu le ciel ? Le russe appelle le pèlerin revenu chez lui polu-svatoe, un demi-saint : cela signifie-t-il peut-être que la vie est gâtée pour lui ?
Quelques centaines de pèlerins âgés meurent chaque année durant le Carême ; ils meurent durant les longues randonnées en Galilée sur la route de Nazareth. Beaucoup meurent paisiblement à Jérusalem même, sans même y voir la Pâques. On les estime heureux. Être enterré à Jérusalem est considéré comme une chose particulièrement douce, et c'est en effet très bonne chose pour ces vieillards que le symbole et la chose qu'il a symbolisée coïncident, et que pour eux le voyage vers la Jérusalem le terrestre soit de manière si évidente et matérielle un grand pas vers Jérusalem d'Or. D'une certaine façon, il aurait été triste pour de tels vieillards de retourner encore une fois à travers l'océan à la vie ancienne de la Mère Russie. Mais qu'en est-il des jeunes qui doivent nécessairement revenir ?
Une fois que Pâques était passé, il était stupéfiant de voir à quel point nous étions impatients de monter dans le premier bateau et de retourner à la maison. Qu'allions-nous faire quand nous serions arrivés là-bas, sachant que nous avions été à Jérusalem ?
Nous reportons notre vision dans la vie quotidienne, ou plutôt nous en portons le souvenir dans nos cœurs jusqu'à un jour d'accomplissement. Toutes les vraies visions sont des promesses et celle que nous avions eue n'était pas qu'un aperçu de la Jérusalem dans laquelle nous vivrons tout à fait un jour.
Les paysans ont rapporté avec eux beaucoup d'images des lieux sacrés de Jérusalem et des icônes de Jérusalem, pour les mettre dans leurs petites maisons en Russie, dans le coin oriental de leur chambre. Ils allumeront dorénavant des lampes et des cierges devant ces images. Le cierge devant l'image, c'est, comme nous savons, la vie de l'homme vécue devant la vision de Jérusalem ; la vie quotidienne ordinaire de l'homme en présence de la ville céleste.
Nous comprenons la vie elle-même comme le pèlerinage de pèlerinages. La vie contient beaucoup de pèlerinages vers Jérusalem, de même qu'il contient beaucoup de floraisons du printemps à l'été, de même qu'il contient beaucoup de banquets de Communion et non simplement un seul. Certains des pèlerins vont en réalité bien dix fois vers la Jérusalem de Palestine. Mais il y a des Jérusalem en d'autres lieux, si seulement ils le savaient, et des pèlerinages d'autres sortes. Il est possible de revenir et de vivre le pèlerinage d'une autre façon et de trouver une autre Jérusalem. La vie a ses profondeurs : nous y descendrons.
Il se peut que nous y oubliions la vision, mais comme a dit une fois un vrai pèlerin, "Nous vivrons toujours de nouveau pour voir l'heure dorée de notre victoire." C'est la foi du vrai pèlerin. Il atteindra Jérusalem à maintes reprises. Il peut oublier, mais il se souviendra toujours de nouveau ; il se lèvera toujours de nouveau à la lumière du souvenir. Dans les profondeurs de cet univers sombre, notre petit soleil quotidien brille, mais en haut, il y a un autre soleil. De temps en temps, au cours de notre vie, nous nous levons à la surface et, pendant une minute, nous apercevons un éclat de la lumière de ce soleil : à chacun de ces instants nous aurons atteint Jérusalem et aurons achevé un pèlerinage dans le pèlerinage. Il y a de la légèreté sur les visages de ceux qui vivent héroïquement : c'est la lumière de la vision de Jérusalem.
Stephen Graham - Croquis d'un vagabond
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