L’Heptaméron
Marguerite de Navarre (1492-1549), exerça une influence profonde, notamment diplomatique, sur son frère, François Ier. Ouverte aux idées nouvelles, elle réunit autour d’elle un cercle d’humanistes et d’écrivains. À partir de 1542, elle composa l’Heptaméron, sur le modèle des dix journées du Décaméron de Boccace. Interrompu en 1549 par la mort de Marguerite, l’Heptaméron ne rassemble que 72 nouvelles se déroulant en sept journées. Dix voyageurs sont réunis dans une abbaye, alors qu’un violent orage a coupé toute communication. Pour passer le temps, cette société écoute des histoires "vraies" dans des registres divers. En cette époque déjà secouée par les soubresauts de la Réforme, le voyage de Jérusalem ne sert ici que de toile de fond à une aventure galante.
En la maison de madame la Régente, mère du Roi François, il y avait une dame fort dévote, mariée à un gentilhomme de pareille volonté. Et, combien que son mari fût vieux, et elle, belle et jeune, elle le servait et l’aimait comme le plus beau et le plus jeune homme du monde. Et, pour lui ôter toute occasion d’ennui, elle se mit à vivre comme une femme de l’âge dont il était, fuyant toute compagnie, accoutrements, danses et jeux, que les jeunes femmes ont accoutumé d’aimer ; mettant tout son plaisir et recréation au service de Dieu. Par quoi, le mari mit en elle un si grand amour et sûreté, qu’elle gouvernait, lui et sa maison, comme elle voulait. Et il advint, un jour, que le gentilhomme lui dit que, dès sa jeunesse, il avait eu le désir de faire le voyage de Jérusalem, lui demandant ce qu’il lui en semblait. Elle, qui ne demandait qu’à lui complaire, lui dit : "Mon ami, puisque Dieu nous a privés d’enfants et donné assez de biens, je voudrais que nous en missions une partie à faire ce saint voyage ; car, là ni ailleurs que vous allez, je ne suis pas délibérée de jamais vous abandonner." Le bon homme en fut si aise, qu’il lui semblait déjà être sur le mont du Calvaire.
Et, en cette délibération, vint à la cour un gentil homme, qui souvent avait été à la guerre sur les Turcs, et pourchassait envers le Roi de France une entreprise sur une de leurs villes, dont il pouvait venir grand profit à la Chrétienté. Ce vieux gentilhomme lui demanda de son voyage. Et, après qu’il eut entendu ce qu’il était délibéré de faire, lui demanda si, après son voyage, il en voudrait bien faire un autre en Jérusalem, où sa femme et lui avaient grand désir d’aller. Ce capitaine fut fort aise d’ouïr ce bon désir et lui promit de l’y mener et de tenir l’affaire secrète. Il lui tarda bien qu’il ne trouvât sa bonne femme, pour lui compter ce qu’il lui avait fait ; laquelle n’avait guère moins d’envie que le voyage se parachevât, que son mari. Et, pour cette occasion, elle parlait souvent au capitaine, lequel, regardant plus à elle qu’à sa parole, fut si fort amoureux d’elle, que, souvent, en lui parlant des voyages qu’il avait faits sur la mer, mêlait l’embarquement de Marseille avec l’Archipel, et, en voulant parler d’un navire, parlait d’un cheval, comme celui qui était ravi et hors de son sens ; mais il la trouva telle, qu’il ne lui en osait faire semblant. Et sa dissimulation lui engendra un tel feu dans le cœur, que souvent il tombait malade, dont ladite dame était aussi soigneuse comme de la croix et de la guide de son chemin ; et l’envoyait visiter si souvent que, connaissant qu’elle avait soin de lui, il guérissait sans autre médecine.
Mais plusieurs personnes, voyant ce capitaine qui avait eu le bruit d’être plus hardi et gentil compagnon que bon chrétien, s’émerveillèrent comme cette dame l’accointait si fort. Et, voyant qu’il avait changé de toutes conditions, qu’il fréquentait les églises, les sermons et confessions, se doutèrent que c’était pour avoir la bonne grâce de la dame ; ne se purent tenir de lui en dire quelques paroles. Ce capitaine, craignant que, si la dame en entendait quelque chose, cela le séparât de sa présence, dit à son mari et à elle comme il était près d’être dépêché du Roi et de s’en aller, et qu’il avait plusieurs choses à lui dire ; mais, afin que son affaire fût tenue plus secrète, il ne voulait plus parler à lui et à sa femme devant les gens, mais les pria de l’envoyer quérir, quand ils seraient retirés tous deux. Le gentil homme trouva son opinion bonne, et ne manquait tous les soirs de se coucher de bonne heure et faire déshabiller sa femme.
Et, quant tous leurs gens étaient retirés, envoyaient quérir le capitaine, et devisaient là du voyage de Jérusalem, où souvent le bon homme en grande dévotion s’endormait. Le capitaine, voyant ce gentil homme vieux endormi dans un lit, et lui dans une chaise auprès elle qu’il trouvait la plus belle et la plus honnête du monde, avait le cœur si serré entre crainte de parler et désir, que souvent il perdait la parole. Mais, afin qu’elle ne s’en aperçût pas, il se mettait à parler des saints lieux de Jérusalem, où étaient les signes du grand amour que Jésus-Christ nous a porté. Et, ne parlant pas de cet amour couvrait la sienne, regardant cette dame avec larmes et soupirs, ce dont elle ne s’aperçût jamais. Mais, voyant sa dévote contenance, l’estimait si saint homme, qu’elle le pria de lui dire quelle vie il avait menée, et comme il était venu à cet amour de Dieu. Il lui déclara comme il était un pauvre gentilhomme, qui, pour parvenir à la richesse et à l’honneur, avait oublié sa conscience et avait épousé une femme trop proche son alliée, parce qu’elle était riche, combien qu’elle fut laide et vieille et qu’il ne l’aimât point ; et, après avoir tiré tout son argent, s’en était allé sur la marine chercher ses aventures et avait tant fait par son labeur, qu’il était venu en état honorable. Mais, depuis qu’il avait eu connaissance d’elle, elle était cause, par ses saintes paroles et bon exemple, de lui avoir fait changer sa vie, et que du tout se délibérait, s’il pouvait retourner de son entreprise, de mener son mari et elle en Jérusalem, pour satisfaire en partie à ses grands péchés où il avait mis fin, sinon qu’encore n’avait satisfait à sa femme à laquelle il espérait bientôt se réconcilier.
Tous ses propos plurent à cette dame, et surtout elle se réjouit d’avoir tiré un tel homme à l’amour et la crainte de Dieu. Et, jusqu’à ce qu’il partît de la cour, ils continuèrent tous les soirs ces longues discussions, sans que jamais il osât déclarer son intention. Et il lui fit présent de quelque crucifix de Notre-Dame de Pitié, la priant qu’en le voyant elle eût tous les jours mémoire de lui.
L’heure de son départ vint, et, quant il eut pris congé du mari, lequel s’endormit, il vint dire adieu à sa dame, à laquelle il vit les larmes aux yeux en raison de l’honnête amitié qu’elle lui portait, ce qui lui rendait sa passion si insupportable, que, pour ne l’oser déclarer, il tomba quasi évanoui, en lui disant adieu, en une si grande sueur universelle, que non ses yeux seulement, mais tout le corps, jetaient des larmes. Et, ainsi, sans parler, se départit, ce dont la dame demeura fort étonnée ; car elle n’avait jamais vu un tel signe de regret. Toutefois, elle ne changea point son bon jugement envers lui et l’accompagna de prières et d’oraisons. Au bout d’un mois, alors que la dame retournait en son logis, elle trouva un gentilhomme qui lui présenta une lettre de par le capitaine, la priant qu’elle la voulût voir à part ; et il lui dit comme il l’avait vu embarquer, bien délibéré de faire chose agréable au Roi et à l’augmentation de la Chrétienté ; et que, de lui, il s’en retournait à Marseille, pour donner ordre aux affaires dudit capitaine. La dame se retira à une fenêtre à part, et ouvrit sa lettre, de deux feuilles de papier écrites de tous côtés, en laquelle y avait l’épître qui s’ensuit :
Mon long celer, ma taciturnité
Apporté m’a telle nécessité,
Que je ne puis trouver nul réconfort,
Fors de parler ou de souffrir la mort.
Ce Parler-là, auquel j’ai défendu
De se montrer à toi, a attendu
De me voir seul et de mon secours loin ;
Et lors m’a dit qu’il était de besoin
De le laisser aller s’évertuer,
De se montrer ou bien de me tuer.
Et a plus fait, car il s’est venu mettre
Au beau milieu de cette mienne lettre,
Et dit que, puisque mon œil ne peut voir
Celle qui tient ma vie en son pouvoir,
Dont le regard sans plus me contentait,
Quand son parler mon oreille écoutait,
Que maintenant par force il saillira
Devant tes yeux, où point ne faillira
De te montrer mes plaintes et mes clameurs,
Dont le celer est cause que je meurs.
Je l’ai voulu de ce papier ôter,
Craignant que point ne voulusse écouter
Ce sot Parler, qui se montre en absence,
Qui trop était craintif en ta présence ;
Disant : "Mieux vaut, en me taisant, mourir,
Que de vouloir ma vie secourir
Pour ennuyer celle que j’aime tant
Que de mourir pour son bien suis content !"
D’autre côté, ma mort pourrait porter
Occasion de trop déconforter
Celle pour qui seulement j’ai envie
De conserver ma santé et ma vie.
Ne t’ai-je pas, ô ma dame, promis
Que, mon voyage à fin heureuse mis,
Tu me verrais devers toi retourner,
Pour ton mari avec toi emmener
Au lieu où tant as de dévotion,
Pour prier Dieu sur le mont de Sion ?
Si je me meurs, nul ne t’y mènera,
Trop de regret ma mort ramènera,
Voyant à rien tournée l’entreprise,
Qu’avec tant d’affection as prise.
Je vivrai donc, et lors t’y mènerai.
Et en bref temps à toi retournerai.
La mort pour moi est bonne, à mon avis,
Mais seulement pour toi seule je vais.
Pour vivre donc, il me faut alléger
Mon pauvre cœur, et du fait soulager,
Qui est à lui et à moi insupportable,
De te montrer mon amour véritable
Qui est si grande et si bonne et si forte,
Qu’il n’y en eut jamais de telle sorte.
Que diras-tu ? Ô Parler trop hardi,
Que diras-tu ? Je te laisse aller, dis ?
Pourras-tu bien lui donner connaissance
De mon amour ? Las tu n’as pas la puissance
D’en démontrer la millième part :
Diras-tu point, au moins, que son regard
A retiré mon cœur de telle force,
Que mon corps n’est plus qu’une morte écorce,
Si par le sien je n’ai vie et vigueur ?
Las ! mon parler faible et plein de langueur,
Tu n’as pouvoir de bien au vrai lui peindre
Comment son œil peut un bon cœur contraindre ?
Encore moins à louer sa parole
Ta puissance est pauvre, débile et molle,
Si tu pouvais au moins lui dire un mot,
Que, bien souvent, comme muet et sot,
Sa bonne grâce et vertu me rendait,
Et, à mon œil qui tant la regardait,
Faisait jeter par grand amour les larmes,
Et à ma bouche aussi changer ses termes ;
Voire et en lieu dire que je l’aimais,
Je lui parlais des signes et des mois
Et de l’étoile Arctique et Antarctique.
Ô mon Parler ! tu n’as pas la pratique
De lui compter en quel étonnement
Me mettait lors mon amoureux tourment,
De dire aussi mes maux et mes douleurs !
Il n’y a pas en toi tant de valeurs,
De déclarer mon grand et fort amour,
Tu ne saurais me faire un si bon tour ?
À tout le moins, si tu ne peux le tout
Lui raconter, prends-toi à quelque bout,
Et dis ainsi : "Crainte de te déplaire
M’a fait longtemps, malgré mon vouloir, taire
Mon grand amour qui devant ton mérite
Et devant Dieu ne peut être décrite
Car ta vertu en est le fondement,
Qui me rend doux mon trop cruel tourment,
Veut que l’on doive un tel trésor ouvrir
Devant chacun et son cœur découvrir.
Car qui pourrait un tel amant reprendre
D’avoir osé et voulu entreprendre
D’acquérir dame, en qui la vertu toute
Voire et l’honneur fait son séjour sans doute ?
Mais, au contraire, on doit bien fort blâmer
Celui qui voit un tel bien, sans l’aimer.
Or, l’ai-je vu et l’aime d’un tel cœur,
Qu’amour sans plus en a été vainqueur.
Las ! ce n’est point amour léger ou feint
Sur fondement de beauté fol et peint :
Encore moins cet amour qui me lie
Regarde en rien la vilaine folie.
Point n’est fondée en vilaine espérance
D’avoir de toi aucune jouissance ;
Car rien n’y a au fond de mon désir,
Qui contre toi souhaite nul plaisir.
J’aimerais mieux mourir en ce voyage,
Que de te savoir moins vertueuse ou sage,
Non pas que pour moi fût moindre la vertu
Dont ton corps et ton cœur sont revêtus.
Aimer te veux comme la plus parfaite
Qui jamais fut ; pourquoi, rien ne souhaite
Qui puisse ôter cette perfection,
La cause et fin de mon affection ;
Car plus de moi tu es sage estimée,
Et plus aussi parfaitement aimée.
Je ne suis pas celui qui se console
En son amour et en sa dame folle.
Mon amour est très sage et raisonnable ;
Car je l’ai mis en dame tant aimable,
Qu’il n’y a nul Dieu, ni ange du paradis,
Qu’en te voyant ne dit ce que je dis
Et si de toi je ne puis être aimé,
Il me suffit au moins d’être estimé
Le serviteur plus parfait qui fut oncques ;
Ce que croiras, j’en suis très sûr, adoncques
Que la longueur du temps te fera voir
Que de t’aimer je fais loyal devoir.
Et si de toi je n’en reçois autant,
À tout le moins de t’aimer suis content,
En t’assurant que rien ne te demande,
Fors seulement que je te recommande
Le cœur et corps brûlant pour ton service
Dessus l’autel d’amour pour sacrifice.
Crois hardiment que, si je reviens vif,
Tu reverras ton serviteur naïf,
Et, si je meurs, ton serviteur mourra,
Que jamais dame un tel n’en trouvera.
Ainsi, de toi s’en va emporter l’onde
Le plus parfait serviteur de ce monde.
La mer peut bien ce mien corps emporter,
Mais non le cœur que nul ne peut ôter
D’avec toi, où il fait sa demeure,
Sans plus vouloir à moi venir une heure.
Si je pouvais avoir, par juste échange,
Un peu du tien, pur et clair comme un ange,
Je ne craindrais d’emporter la victoire,
Dont ton seul cœur en gagnerait la gloire.
Or vienne donc ce qu’il en adviendra !
J’en ai jeté le dé, là se tiendra
Ma volonté sans aucun changement.
Et pour mieux peindre au tien entendement
Ma loyauté, ma ferme sûreté,
Ce diamant, pierre de fermeté,
En ton doigt blanc, je te supplie de prendre :
Par qui pourras trop plus qu’heureux me rendre :
Ô diamant, dis : "Amant si m’envoie,
Qui entreprend cette douteuse voie,
Pour mériter, par ses œuvres et faits,
D’être du rang des vertueux parfaits ;
Afin qu’un jour il puisse avoir sa place
Au désiré lieu de ta bonne grâce."
La dame lut l’épître tout du long, et de tant plus s’émerveillait de l’affection du capitaine, que moins elle en avait eu de soupçon. Et, en regardant la table du diamant grande et belle, dont l’anneau était emmaillé de noir, fut en grande peine de ce qu’elle en avait à faire. Et, après avoir rêvé toute la nuit sur ces propos, elle fut très aise de ne pas avoir l’occasion de lui faire réponse par faute de messager, pensant en elle-même, qu’avec les peines qu’il portait pour le service de son maître, il n’avait besoin d’être fâché de la mauvaise réponse qu’elle était délibérée de lui faire, laquelle elle remit à son retour. Mais elle se trouva fort empêchée du diamant ; car elle n’avait point accoutumé de se parer aux dépens d’autres que de son mari. Par quoi, elle, qui était de bon entendement, pensa faire profiter cet anneau à la conscience de ce capitaine. Elle dépêcha un sien serviteur, qu’elle envoya à la désolée femme du capitaine, en feignant que ce fût une religieuse de Tarascon qui lui écrivît une telle lettre :
"Madame, monsieur votre mari est passé par ici bien peu avant son embarquement, et, après s’être confessé et reçu son Créateur comme bon chrétien, m’a décelé un fait qu’il avait sur sa conscience : c’est le regret de ne vous avoir tant aimée comme il devait. Et me pria et conjura, à son départ, de vous envoyer cette lettre avec ce diamant, lequel je vous prie garder pour l’amour de lui, vous assurant que, si Dieu le fait retourner en santé, jamais femme ne fut mieux traitée que vous serez ; et cette pierre de fermeté vous en fera foi pour lui. Je vous prie l’avoir pour recommandé en vos bonnes prières, car aux miennes il aura part toute ma vie."
Cette lettre, parfaite et signée au nom d’une religieuse, fut envoyée par la dame à la femme du capitaine. Et, quant la bonne vielle vit la lettre et l’anneau, il ne faut pas demander combien elle pleura de joie et de regret d’être aimée et estimée de son bon mari, de la vue duquel elle se voyait être privée. Et, en baisant l’anneau plus de mille fois, l’arrosait de ses larmes bénissant Dieu qui, sur la fin de ses jours, lui avait redonné l’amitié de son mari, laquelle elle avait tenue longtemps pour perdue ; et, remerciant la religieuse qui était cause de tant de bien, à laquelle fit la meilleure réponse qu’elle put, que le messager rapporta en bonne diligence à sa maîtresse, qui ne la lut, ni n’entendit ce que lui dit son serviteur, sans rire bien fort. Et se contenta d’être défaite de son diamant par un si profitable moyen, que, de réunir le mari et la femme en bonne amitié, il lui sembla avoir gagné un royaume.
Un peu de temps après, vinrent nouvelles de la défaite et mort du pauvre capitaine, et comme il fut abandonné de ceux qui le devaient secourir, et son entreprise révélée par les Rhodiens, qui la devaient tenir secrète ; en telle sorte que lui avec tous ceux qui descendirent en terre, qui étaient en nombre de quatre-vingts, furent tous tués : entre lesquels était un gentil homme, nommé Jehan et un Turc tenu sur les fonds par ladite dame, lesquels deux elle avait donnez au capitaine, pour faire le voyage avec lui. Dont l’un mourut auprès de lui, et le Turc, avec quinze coups de flèche, se sauva à nager dedans les vaisseaux français.
Et par lui seul fut entendue la vérité de toute cette affaire ; car un gentilhomme, que le pauvre capitaine avait pris pour ami et compagnon, et l’avait avancé envers le Roi et les plus grands de France, si tôt qu’il vit mettre pied à terre au dit capitaine, retira bien avant en la mer ses vaisseaux. Et, quant le capitaine vit son entreprise découverte et plus de quatre mille Turcs, se voulut retirer comme il devait. Mais le gentilhomme, en qui il avait eu si grande confiance, voyant que, par sa mort, la charge lui demeurait seule de cette grande armée et le profit, mit en avant à tous les gentilshommes qu’il ne fallait pas hasarder les vaisseaux du Roi, ni tant de gens de bien qui étaient dedans, pour sauver cent personnes seulement ; et ceux qui n’avoient pas trop de hardiesse furent de son opinion.
Et, ledit dit capitaine que plus il les appelait et plus ils s’éloignaient de son secours, se retourna devers les Turcs, étant dans le sable jusqu’aux genoux, où il fit tant de faits d’armes et de vaillances, qu’il semblait que lui seul dût défaire tous ses ennemis, dont son traître compagnon avait plus de peur que désir de sa victoire. À la fin, quelques armes qu’il sût faire, reçut tant de coups de flèches de ceux qui ne pouvaient approcher de lui que de la portée de leurs arcs, qu’il commença à perdre tout son sang. Et alors les Turcs, voyant la faiblesse de ces vrais chrétiens, les vinrent charger à grands coups de cimeterre ; lesquels, tant que Dieu leur donna force et vie, se défendirent jusques au bout.
Le capitaine appela ce gentil homme, nommé Jehan, que sa dame lui avait donné, et le Turc aussi, et, en mettant la pointe de son épée en terre, tombant à genou auprès, baisa et embrassa la Croix, disant : "Seigneur, prend l’âme en tes mains, de celui qui n’a épargné sa vie pour exalter ton nom !" Le gentil homme nommé Jehan voyant qu’avec ces paroles la vie lui défaillait, embrassa, lui et la croix de l’épée qu’il tenait, pour le penser secourir ; mais un Turc, par derrière, lui coupa les deux cuisses, et, en criant tout haut : "Allons, capitaine, allons en paradis voir Celui pour qui nous mourons !" fut compagnon à la mort, comme il avait été à la vie du pauvre capitaine.
Le Turc, voyant qu’il ne pouvait servir ni à l’un ni à l’autre, frappé de quinze flèches, se retira vers les navires, et, en demandant y être retiré, combien qu’il fût seul échappé des quatre-vingts, fut refusé par le traître compagnon. Mais, lui, qui savait fort bien nager, se jeta dedans la mer, et fit tant qu’il fut reçu à un petit vaisseau, et, au bout de quelque temps, guéri de ses plaies. Et, par ce pauvre étranger, fut la vérité connue entièrement à l’honneur du capitaine et à la honte de son compagnon, duquel le Roi et tous les gens de bien, qui en ouïrent le bruit, jugèrent la méchanceté si grande envers Dieu et les hommes, qu’il n’y avait mort dont il ne fut digne. Mais, à sa venue, il donna tant de choses fausses à entendre, avec force présents, que non seulement il se sauva de punition, mais il eut la charge de celui qu’il n’était digne de servir de valet.
Quant cette piteuse nouvelle vint à la cour, madame la Régente, qui l’estimait fort, le regretta merveilleusement ; aussi fit le Roi et tous les gens de bien qui le connaissaient. Et celle qu’il aimait le mieux, oyant une si étrange, piteuse et chrétienne mort, changea la dureté du propos qu’elle avait délibéré lui tenir, en larmes et lamentations ; à quoi son mari lui tint compagnie, se voyant frustré de l’espoir de leur voyage. Je ne veux oublier qu’une demoiselle qui était à cette dame, laquelle aimait ce gentilhomme nommé Jehan, plus que soi-même, le propre jour que les deux gentilshommes furent tués, vint dire à sa maîtresse, qu’elle avait vu en songe celui qu’elle aimait tant, vêtu de blanc, lequel lui était venu dire adieu, et qu’il s’en allait en paradis avec son capitaine. Mais, quant elle sut que son songe était véritable, elle fit un tel deuil, que sa maîtresse avait assez à faire à la consoler.
Au bout de quelque temps, la cour alla en Normandie, d’où était le gentilhomme, la femme duquel ne faillit de venir faire la révérence à madame la Régente. Et, pour y être présentée, s’adressa à la dame que son mari avait tant aimée. Et, en attendant l’heure propre dedans une église, commença à regretter et louer son mari, et, entre autres choses, lui dit : "Hélas, madame ! mon malheur est le plus grand qui advint jamais à une femme, car, à l’heure qu’il m’aimait plus qu’il n’avait jamais fait, Dieu me l’a ôté." Et, en ce disant, elle lui montra l’anneau qu’elle avait au doigt comme le signe de sa parfaite amitié, qui ne fut sans grandes larmes : dont la dame, quelque regret qu’elle en eût, avait tant d’envie de rire, vu que de sa tromperie était sailli un tel bien, qu’elle ne la voulut présenter à madame la Régente, mais la bailla à une autre et se retira en une chapelle, où elle passa l’envie qu’elle avait de rire.
"Il me semble, mes dames, que celles à qui l’on présente de telles choses, devraient désirer en faire œuvre qui vint à aussi bonne fin que fit cette bonne dame ; car elles trouveraient que les bienfaits sont les joies des bien faisans. Et ne faut point accuser cette dame de tromperie, mais estimer de son bon sens, qui convertit en bien ce qui de soi ne valait riens. - Voulez-vous dire, ce dit Nomerfide, qu’un beau diamant de deux cents écus ne vaut rien ? Je vous assure que, s’il fût tombé entre mes mains, sa femme ni ses parents n’en eussent riens vu. Il n’est rien mieux à soi, que ce qui est donné. Le gentil homme était mort, personne n’en savait rien : elle se fût bien passée de faire tant pleurer cette pauvre vieille. - En bonne foi, ce dit Hirca, vous avez raison, car il y a des femmes qui, pour se montrer plus excellentes que les autres, font des œuvres apparentes contre leur naturel, car nous savons bien tous qu’il n’est rien si avaricieux qu’une femme. Toutefois, leur gloire passe souvent leur avarice, qui force leurs cœurs à faire ce qu’ils ne veulent. Et je crois que celle qui laissa ainsi le diamant n’était pas digne de le porter. - Holà ! holà, ce dit Oisille, je me doute bien qui elle est ; par quoi, je vous prie, ne la condamne point sans voir. - Madame, dit Hircan, je ne la condamne point, mais, si le gentilhomme était autant vertueux que vous dites, elle était honorée d’avoir un tel serviteur et de porter son anneau ; mais peut-être qu’un moins digne d’être aimé la tenait si bien par le doigt, que l’anneau n’y pouvait entrer. - Vraiment, ce dit Ennasuitte, elle le pouvait bien garder, puisque personne n’en savait rien. - Comment ? ce dit Géburon : toutes choses à ceux qui aiment sont-elles licites, mais que l’on n’en sache rien ?
- Par ma foi, ce dit Saffredent, je ne vis oncques méfait puni, sinon la sottise ; car il n’y a meurtrier, larron, ni adultère, mais qu’il soit aussi fin que mauvais, qui jamais s’est repris par justice, ni blâmé entre les hommes. Mais souvent la malice est si grande, qu’elle les aveugle ; de sorte qu’ils deviennent sots et comme j’ai dict. Seulement les sots sont punis, et non les vicieux. - Vous en direz ce qu’il vous plaira, ce dit Oisille : Dieu peut juger le cœur de cette dame ; mais, quant à moi, je trouve le fait très honnête et vertueux. Pour n’en débattre plus, je vous prie, Parlamente, donnez votre voix à quelqu’un. - Je la donne très volontiers, ce dit-elle, à Symontault ; car, après ces deux tristes nouvelles, il faudra nous en dire une qui ne nous fera point pleurer. - Je vous remercie, dit Simontault ; en me donnant votre voix, il ne s’en faut guère que ne me nommez plaisant, qui est un nom que je trouve fort fâcheux ; et pour m’en venger, je vous montrerai qu’il y a des femmes qui font bien semblant d’être chastes envers quelques-uns, ou pour quelque temps ; mais la fin les montre telles qu’elles sont, comme vous verrez par une histoire très véritable." title="le, à Symontault ; car, après ces deux tristes nouvelles, il faudra nous en dire une qui ne nous fera point pleurer. - Je vous remercie, dit Simontault ; en me donnant votre voix, il ne s’en faut guère que ne me nommez plaisant, qui est un nom que je trouve fort fâcheux ; et pour m’en venger, je vous montrerai qu’il y a des femmes qui font bien semblant d’être chastes envers quelques-uns, ou pour quelque temps ; mais la fin les montre telles qu’elles sont, comme vous verrez par une histoire très véritable."
Marguerite de Navarre - Heptaméron - Treizième nouvelle
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