Le saint voyage d’un drapier
Marchand de drap de soie à Douai, Jacques Le Saige partit pour la Terre sainte le 19 mars 1518. Traversant la France, il franchit les Alpes par la Savoie et le Piémont et, après un passage à Rome, rejoignit Venise où il embarqua sur un navire à destination de la Terre sainte. Il en revint peu après Noël de la même année et reprit son métier à Douai. En 1525, il avait pour enseigne les armes du patriarcat de Jérusalem d’un côté et de l’autre celles du royaume de Jérusalem avec cette devise : Loué soit Dieu, j’en suis revenu.
Jacques alliait un grand fond de dévotion à un amour très prononcé pour le vin et la bonne chère. Peu lettré, il savait cependant un peu de latin. À son retour, il mit en ordre ses notes de voyage et publia un livre à ses dépens qu’il distribua probablement à ses amis, et en vendit peut-être quelques-uns à des pèlerins qui entreprirent le saint voyage après lui.
La plupart des exemplaires emportés par les pèlerins auront été usés ou perdus pendant le voyage, ce qui explique la rareté des ouvrages conservés à ce jour (moins d’une dizaine).
Sur les chemins de Savoie
D’Argentine à La Chambre, il y a trois grandes lieues. C’est une bonne bourgade et il y a un couvent de cordeliers. Ce sont des montagnes d’un côté à l’autre de ladite bourgade. Nous avons trouvé un chemin pénible pour les chevaux, plein de pierres, et plusieurs rivières à passer venant des montagnes. Nous demeurâmes à dîner au lieu-dit La Chambre et y dépensâmes huit gros.
De La Chambre à Saint-Jean de Maurienne, il y a deux grandes lieues d’un chemin pénible et également plein de pierres. Ledit Saint-Jean de Maurienne est une petite ville assez peuplée. Et il y a en la maîtresse église deux doigts de Monsieur Saint-Jean-Baptiste, ceux avec lesquels il enseigna les Agnus. Il y a des prés tout autour de la ville. On n’y boit point de bon vin. De là à saint-Michel, il y a deux grandes lieues. C’est une bonne bourgade, mais nous fûmes mal traités et chèrement à souper car je dépensai 14 gros. C’était le 9 avril.
Curiosités en route
De Bourgoin à La Tour du Pin, il y a deux grandes lieues et une petite ville avec un château bien haut assis sur une montagne. Nous demeurâmes là pour dîner et nous vîmes merveille car on amena un malfaiteur du château pour le faire mourir. Dieu lui pardonne ses fautes. Je fus bien ébahi de l’accueil que lui fit le bourreau. Car quand il vint près du malfaiteur, il se mit à genoux et implora sa pitié ; le pauvre homme fit de même et le bourreau l’embrassa et lui dit : "Mon frère, prenez en patience, car Dieu t’a invité au beau banquet avec les saints anges du paradis." Et il disait encore tant de belles choses que c’était merveille. Je crois que c’était un prêcheur. Je ne pouvais le voir à cause de la foule, mais je poussai tant que je l’aperçus à mon aise. Il était accoutré comme un bourgeois et on l’avait amené de Grenoble. Car il n’y a que sept lieues de là.
Après avoir vu ces choses, nous vînmes dîner. Et alors que j’entrais dans la cuisine pour savoir si le dîner était prêt, je trouvai l’hôtesse qui se baignait dans une cuve-baignoire entourée de rideaux et de courtines. Je fus tout ébahi car on la voyait nue sans aucun bonnet ni vêtement jusqu’au ventre et elle avait devant elle une petite table où elle assortissait ses plats pour ses hôtes. Il nous fut dit que durant la gésine d’une femme, on les voit tous les jours baignant nues, et les voisins viennent souvent faire le banquet près de ladite gisante. J’en fus tout honteux, quittai subitement la cuisine et m’en allai dîner. Je le racontai à mes compagnons qui l’avaient vu une heure auparavant.
Les caprices du vent
Le 21 juin au point du jour, notre patron vint et nous reprîmes courage, mais il n’y avait point de vent. Il nous fit donner à chacun de la malvoisie pour déjeuner, comme il est de coutume. Le cuisinier avec ses compagnons nous donnèrent alors à dîner. Nous étions bien cent pèlerins et il y avait huit ou dix marchands qui avaient largement de la marchandise pour la ville de Rhodes ou d’autres, et il y avait bien quarante serviteurs du patron comme charpentiers, matelots, trompettes, barbiers dudit navire. Et ainsi, la moitié de nos pèlerins eurent à dîner : nous ne pouvions dîner tous en une fois car il aurait fallu avoir une longue table. Il nous fallait faire par trois fois le dîner ; les serviteurs et matelots étaient la dernière. Et alors que la deuxième tablée pensait aller dîner, il vint un vent qui nous était favorable.
Ce fut alors un triomphe d’ouïr ces pauvres matelots crier de joie en tirant leur ancre, lesquels eurent beaucoup de peine car il y en avait quatre bien grandes. Quand elles furent hors de la terre, ils déployèrent trois des voiles et firent leurs oraisons, comme ils ont accoutumé. Donc ils voulaient partir, mais je vous promets qu’il semblait que ce fussent des chiens à vouloir partir, car on ne comprenait rien à ce qu’ils disaient. Après leurs oraisons, les trompettes et clairons jouèrent à tout rompre. Je dînai donc, mais je ne savais que faire de joie. Le vent ne dura environ que deux heures avant de se retourner. Il nous fallut racler tout ledit jour.
Le vingt-deuxième de juin, environ le point du jour, le vent revint bon. On retira lesdites ancres et déploya quatre voiles. Quand j’en entendis le bruit, je sautai hors de mon lit et vins voir si notre navire avançait ; je vis le train et vins le dire à mes compagnons. Et chacun loua Dieu de joie. Ce vent dura environ trois heures et nous fit avancer d’environ dix milles. Ensuite le vent tomba et nous ne bougeâmes plus. Ce dont nous fûmes bien ébahis car la mer était aussi calme qu’une eau croupie. Après le dîner, nous nous avisâmes de chanter tous ensemble la litanie pour prier Dieu et les saints de bien vouloir nous aider. Le vent crut alors subitement et nous commençâmes à aller bien rapidement, tellement qu’à l’heure du souper, nous avions fait bien quinze milles, ce dont chacun était bien joyeux. Je crois que ce fut un miracle.
Mort d’un pèlerin
Nous arrivâmes à Jaffa à six heures du soir environ et nous mîmes le navire à l’ancre. Les matelots de l’autre navire vinrent faire fête aux nôtres. Ils nous dirent qu’ils étaient partis cinq jours après nous et ils étaient arrivés ici un jour avant nous. Ils n’avaient pris que trois ports et nous en avions pris cinq. Nous fûmes si joyeux de nous trouver une telle compagnie que nous allâmes boire les uns avec les autres.
Le vingt-huitième jour de juillet, on tira notre navire plus près du port ; et l’on voit bien alors la grandeur qu’avait la ville de Jaffa. On nous montra la place où saint Pierre pêchait quand Notre-Seigneur l’appela. Il y a une grosse pierre dans la mer où il était assis. Nous demeurâmes tout ce jour dans notre navire, aux frais du patron, en attendant des nouvelles de Jérusalem.
Il y avait un cordelier fort malade du mal de ventre ; il nous pria que s’il mourait qu’il fût mené à Jérusalem ; mais nul n’osa le lui promettre, de peur des Turcs qui étaient dans leurs huttes et pavillons. Le vingt-neuvième jour de juillet à sept heures du matin, le cordelier mourut. On donna son habit de prieur à un autre cordelier et on l’en vêtit et l’on donna son paletot de dessous à un pauvre ermite que nous avions trouvé au départ de Chypre. Puis on mit ledit cordelier dans son coffre en guise de cercueil. Hélas, je lui avais acheté à Venise et fait avoir pour vingt gros de moins que le mien. C’était un homme de bien ; Dieu ait son âme. Il était d’Étampes, à sept lieues de Paris et se nommait frère Simon. On mit le coffre et son contenu dans l’une de nos barques hors de notre navire jusqu’à la nuit pour le mener et enterrer de peur que les Turcs ne le vissent car ils ne l’auraient point toléré.
Tout ce jour, nous demeurâmes encore dans notre navire en attendant le gardien de Jérusalem. Et quand vint environ minuit, il sembla que notre navire allait couler et nous craignîmes de périr ; nous ne savions que penser et si c’était à cause de ce que le corps du trépassé était encore dans la barque. Les matelots avaient voulu un peu moins de trois ducats pour le mener sur le port de Jaffa et pour l’y enterrer, car là commence la Terre sainte. Notre patron, craignant le danger leur fit mener le trépassé dans ladite barquette et ils eurent deux ducats. Toutefois, je crois qu’ils le jetèrent à la mer, car ceux de l’autre navire nous dirent qu’ils avaient vu jeter quelque chose dedans.
Chrétiens du monde au Saint-Sépulcre
L’un des prêtres qui nous avait accompagné depuis Venise vint nous éveiller pour entendre la messe et nous rassembla en la chapelle, en ce même lieu où notre Sauveur apparut à sa mère le jour de Pâques. C’était une belle chose de voir les messes qu’on disait et les pleurs que versaient quelques bons pèlerins et pèlerines, et aussi d’ouïr les étranges nations chrétiennes ; car il y avait sept manières de chrétiens. À savoir, six manières sans compter notre manière.
De notre mode, on chantait en la chapelle du mont Calvaire et sur le Saint-Sépulcre et en la chapelle où Notre-Seigneur apparut. Les Grecs chantaient au cœur de ladite église. La tierce manière de chrétiens sont nommés Nestoriens et ils font leur sacrifice sur un autel joignant à la chapelle du Saint-Sépulcre ; et trois prêtres à dire la messe, mais celui du milieu, je lui vis partager une hostie en trois et donner les deux parties dans la paume des deux autres prêtres, et puis tous trois usèrent ladite hostie. La quatrième manière de chrétiens sont nommés Jacobites et sont d’étranges pays, lesquels furent convertis par un Monsieur Saint-Jacques le Majeur. La cinquième manière de chrétiens sont Indiens et sont noirs et maigres. Ils font de sauvages cérémonies car à la fois ils se tenaient l’un l’autre et il semblait qu’ils dansassent, car il y avait un desdits prêtres qui tapait d’un bout de fer sur un autre et il nous semblait qu’ils dansassent et au son de cela. Ils ont aussi une chapelle à part. La sixième manière de chrétiens sont Arméniens et font aussi leur cas à part et sont différents des autres. La septième manière de chrétiens sont Géorgiens et font si grande diligence de servir Dieu à leur mode qu’ils chantent toujours, et toute la nuit ils chantèrent et ne cessèrent d’aller encenser partout lesdits saints lieux. Ils étaient richement revêtus de belles capes assez semblables à notre mode.
Le retour au pays
Ainsi, le 18 de décembre au matin, je partis tout seul de Paris, et m’en vins le droit chemin pour venir à Douai. Le 19 de décembre, je partis de Luzarches et m’en vins à un gros village nommé Tricot, à deux lieues de Montdidier où je fus là trois jours, festoyant avec mes amis. Le 24, nuit de Noël, j’envoyai une lettre à ma femme pour l’avertir de faire bonne provision, pour fêter ceux qui m’avaient conduit à l’aller, jusqu’à Valenciennes et jusqu’à Cambrai, et ceux qui le surent vinrent au-devant de moi.
Et moi, je partis de Cambrai à environ 9 heures et quand je fus entre Cantin et Douai, ceux-là m’aperçurent et accoururent à cheval jusqu’à moi. Et soyez sûrs que j’étais bien joyeux, car lorsqu’on vint à m’aborder, la joie m’empêcha de dire un seul mot. Après cela vinrent tous les confrères de Saint-Jacques, bannière déployée, car j’avais aussi fait le voyage [de Saint-Jacques] et j’étais un confrère. Vinrent aussi, à ce qui me sembla, plus de 2000 personnes. À environ 12 heures, j’entrai à Douai. Loué soit Dieu.
Jacques Le Saige - Voyage à Rome, Notre-Dame de Lorette, Venise, Jérusalem et autres saints lieux
Texte complet disponible sur le site de la BNF :
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