Pierre Loti
Pierre Loti se rend en Palestine en 1894 et publie l’année suivante le compte rendu de son voyage, Jérusalem. Bien qu’il confesse avoir vécu, lui aussi, un « décevant pèlerinage », il rapporte un vibrant témoignage de ces lieux divisés, où le Saint- Sépulcre tente de concilier les prières des Églises d’Orient et d’Occident. |
Le Saint-Sépulcre
Oh ! l’inattendue et inoubliable impression, pénétrer là pour la première fois. Un dédale de sanctuaires sombres, de toutes les époques, de tous aspects, communiquant ensemble par des baies, des portiques, des colonnades superbes, ou bien par de petites portes sournoises, des soupiraux, des trous de cavernes. Les uns, surélevés comme de hautes tribunes où l’on aperçoit, dans des reculs imprécis, des groupes de femmes en longs voiles ; les autres, souterrains, où l’on coudoie des ombres, entre des parois de rochers demeurées intactes, suantes et noires. Tout cela, dans une demi-nuit, à part quelques grandes tombées de rayons qui accentuent encore les obscurités voisines ; tout cela étoilé à l’infini par les petites flammes des lampes d’argent et d’or qui descendent par milliers des voûtes. Et partout des foules, circulant confondues comme dans une Babel, ou bien stationnant à peu près groupées autour des tabernacles d’or où l’on officie
Des psalmodies, des lamentations, des chants d’allégresse emplissent les hautes voûtes, ou bien vibrant dans les sonorités sépulcrales d’en dessous ; les mélopées nasillardes des Grecs, coupées par les hurlements de Cophtes Et, dans toutes ces voix, une exaltation de larmes et de prières qui fond leurs dissonances et qui les unit ; l’ensemble finissant par devenir un je ne sais quoi d’inouï, qui monte de tout ce lieu comme la grande plainte des hommes et le suprême cri de leur détresse devant la mort
La mosquée d’Omar
C’est vers le lieu saint des Arabes que nous nous dirigeons ce matin, vers cette mosquée d’Omar réputée merveilleuse et vénérable entre toutes. Grâce au janissaire, nous franchissons cette fanatique ceinture, et alors, par une série de petites portes délabrées, nous débouchons sur une esplanade gigantesque, une sorte de mélancolique désert, où l’herbe pousse entre les dalles comme dans une prairie où pas un être humain n’apparaît : c’est le Haram-ech-Chérif (l’Enceinte sacrée). Au milieu, et très loin de nous, qui arrivons par un des angles de cette place immense, se dresse solitaire un surprenant édifice tout bleu, d’un bleu exquis et rare, qui semble quelque vieux palais enchanté revêtu de turquoises : c’est cela, la mosquée d’Omar, la merveille de l’islam. Quelle solitude grandiose et farouche, les Arabes ont su maintenir autour de leur mosquée bleue !
Le mur des Lamentations
C’est le vendredi soir, le moment traditionnel où, chaque semaine, les juifs vont pleurer, en un lieu spécial concédé par les Turcs, sur les ruines de ce temple de Salomon, qui « ne sera jamais rebâti ». Après les terrains vides, nous atteignons maintenant d’étroites ruelles, jonchées d’immondices, et enfin une sorte d’enclos, rempli du remuement d’une foule étrange qui gémit ensemble à voix basse et cadencée. Déjà commence le vague crépuscule. Le fond de cette place, entourée de sombres murs, est fermé, écrasé par une formidable construction salomonienne, un fragment de l’enceinte du Temple, tout en blocs monstrueux et pareils.
Contre la muraille du Temple, contre le dernier débris de leur splendeur passée, ce sont les lamentations de Jérémie qu’ils redisent tous, avec des voix qui chevrotent en cadence, au dandinement rapide des corps :
- À cause du Temple qui est détruit, s’écrie le rabbin.
- Nous sommes assis solitaires et nous pleurons ! répond la foule.
- À cause de nos murs qui sont abattus.
- Nous sommes assis solitaires et nous pleurons !
- À cause de notre majesté qui est passée, à cause de nos grands hommes qui ont péri.
- Nous sommes assis solitaires et nous pleurons !
Et il y en a deux ou trois de ces vieux, qui versent de vraies larmes, qui ont posé leur bible dans les trous des pierres, pour avoir les mains libres et les agiter au-dessus de leur tête en geste de malédiction.
Si les crânes branlants et les barbes blanches sont en majorité au mur des Pleurs, c’est que, de tous les coins du monde où Israël est dispersé, ses fils reviennent ici quand ils sentent leur fin proche, afin d’être enterrés dans la sainte vallée de Josaphat. Et Jérusalem s’encombre de plus en plus de vieillards accourus pour y mourir.
Pierre Loti - Jérusalem
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