Symon Semeonis, un Irlandais en Terre sainte
Symon Semeonis, un frère mineur du couvent de Clonmel, au sud de l’Irlande, se met en route pour Jérusalem au printemps 1323, accompagné d’un autre moine dénommé Hugues l’Enlumineur. Après avoir traversé la mer d’Irlande, « cruelle et dangereuse entre toutes », pour prendre pied en Angleterre, il traverse la France puis l’Italie du Nord. Embarquant à Venise, il égrène les escales habituelles en mer Adriatique et Méditerranée orientale avant de débarquer à Alexandrie. De là, après un séjour marqué par la mort de son compagnon de voyage, emporté par un « flux de ventre torrentiel », il rejoint la Palestine à travers le désert et muni d’un sauf-conduit du sultan.
Le récit de Symon Semeonis est le premier témoignage d’un pèlerin irlandais se rendant en Terre sainte.
Le grand départ
Méprisant les plus grands honneurs et débarrassé des raisons de retarder mon départ, je suis parti pour méditer avec Isaac dans la campagne et, comme autrefois Abraham, riche entre tous les patriarches, j’ai quitté le sol natal et la maison paternelle pour suivre le Christ sur le chemin de la pauvreté. Nous désirions courir avec zèle sur la voie du pèlerinage aussi, moi, Symon Semeonis, et Hugues l’Enlumineur, de l’ordre des frères mineurs, unis tous deux par l’indestructible ciment de l’amour dans le Christ, nous sommes partis d’Irlande pour cette Terre sainte que le Christ, descendu des hauteurs du ciel pour sauver les pécheurs, a foulée de ses propres pieds.
Nous avons commencé notre voyage le 16 mars 1323, après le chapitre de Clonmel tenu en la fête de notre très saint père François.
La célèbre ville de Paris
Nous sommes entrés dans la célèbre ville de Paris, la plus peuplée de toutes les villes chrétiennes, riche de toutes sortes de biens, entourée d’une muraille de pierres taillées, fortifiée de hautes tours bien défendues. Comme Londres, Paris renferme un grand nombre d’abbayes et d’églises, dont les hautes tours et les campaniles bien décorés font la beauté de la ville. Paris est la nourricière de la théologie et de la philosophie, la mère des autres arts libéraux, la maîtresse de la justice, le modèle de la morale, le miroir et la lampe de toutes les vertus morales et cardinales.
Elle est traversée par la fameuse rivière de Seine, qui forme en son milieu une île oblongue dans laquelle est édifiée l’église bien connue dédiée à la Vierge Marie. L’église est en pierres taillées et sculptées ; la façade occidentale et les hautes tours sont décorées d’une infinie variété de sculptures. Dans la même île, on voit le magnifique palais du roi de France avec sa célèbre et splendide chapelle ornée d’histoires bibliques et renfermant les reliques les plus précieuses, la couronne d’épines, intacte, du bois de la glorieuse et salutaire Croix du Christ, deux clous, la lance dont Longin perça le côté du Christ d’où sortit du sang et de l’eau, comme en témoigne saint Jean l’Évangéliste. Il y a aussi du lait et des cheveux de la Vierge et beaucoup d’autres reliques de saints et de saintes que le roi garde avec grand soin.
Une arrivée mouvementée à Alexandrie
Nous, les chrétiens, sommes restés [entre la première et la seconde porte de la ville] du petit matin jusqu’à midi. Les passants nous crachaient dessus, nous jetaient des pierres, nous injuriaient. Vers midi, selon l’usage, l’émir arriva, accompagné d’une escorte importante armée d’épées et de bâtons. Il s’assit devant la porte et ordonna que l’on pesât en sa présence toutes les marchandises qui devaient entrer dans la ville, et qu’on lui présentât ceux qui désiraient entrer. Les marchands chrétiens et leurs consuls nous présentèrent ainsi que d’autres. L’émir nous fit questionner par un interprète sur les raisons de notre venue en Égypte et ordonna que l’on examinât nos livres et toutes nos affaires. Finalement, à la demande pressante du consul, il nous autorisa à entrer.
En examinant nos affaires, ils virent des images du Crucifix, de la bienheureuse Vierge Marie et de saint Jean l’Évangéliste que nous emportées pieusement d’Irlande. Ils se mirent à blasphémer, à cracher sur elles et à crier des injures : « Ah ! ce sont des chiens, de vils porcs qui ne croient pas que Mahomet est le prophète de Dieu, mais qui l’insultent continuellement dans leurs prédications et incitent les autres à faire de même. Ils racontent des fables mensongères, disant que Dieu a un Fils et que c’est Jésus, le fils de Marie. » Il y avait aussi des chrétiens renégats qui, par crainte de la cruauté des Sarrasins, criaient : « Sûrement ce sont des espions et leur venue ne nous vaudra rien de bon. Qu’on les chasse honteusement de la ville et qu’ils retournent dans les pays chrétiens, ou plutôt, idolâtres, d’où ils viennent. » Ils parlaient ainsi pour plaire aux Sarrasins, mais beaucoup de ces renégats ne le sont que par force et, dans leur cœur, ils restent fidèles au Seigneur Jésus. Quand le silence fut rétabli, nous avons répondu : « Si Mahomet est vraiment prophète et seigneur, demeurez en paix avec lui et louez-le. Pour nous, il n’y a qu’un seul Seigneur, le Seigneur Jésus-Christ, engendré éternellement par Dieu et né de Marie dans le temps. Nous sommes ses fils et non des espions ; nous voulons visiter pieusement son sépulcre glorieux et, à genoux, l’embrasser de nos lèvres, et l’arroser de nos larmes. » Après tout cela, l’émir ordonna expressément aux marchands de nous conduire au fondaco [bâtiment élevé pour les marchands d’une ville ou d’une région] de Marseille et, en chemin, nous avons été encore exposés aux injures de la populace. Nous sommes restés cinq jours dans une chapelle avant d’obtenir un permis pour partir, car les Sarrasins n’aiment guère voir les pauvres traverser le pays, surtout les frères mineurs, car ils ne peuvent tirer d’eux aucun argent.
[Après un mois et demi à Alexandrie et au Caire, Symon poursuit sa route vers Jérusalem à travers le désert du Sinaï.]
Départ en chameau
Nous avons loué deux chameaux et un chamelier sarrasin pour quatre-vingts drachmes, nous avons quitté Le Caire le lendemain de la fête de saint André Apôtre [30 novembre] 1323, comme des brebis au milieu des loups, et nous sommes partis à travers le grand et vaste désert de sable qui entoure la ville et dans lequel les enfants d’Israël errèrent pendant quarante ans.
Nous avons rencontré le sultan de retour de la chasse avec toute sa suite, terrible, avec chevaux, mules, ânes et chameaux, qui couvraient le désert sur cinq milles comme des sauterelles. Plusieurs personnes nous ont affirmé que, quand le sultan va à la chasse ou se déplace en dehors du Caire, il se fait accompagner de trente mille cavaliers, sans compter des troupeaux de chameaux et d’ânes ainsi que d’une foule de piétons qu’on ne peut compter, conduisant les animaux nécessaires au ravitaillement.
Les chameaux et les ânes sont chargés de tentes, de pain, d’eau et d’autres victuailles. En effet on ne trouve dans ce désert à peu près jamais d’eau fraîche ni rien de ce qui est nécessaire, en dehors de rares petits arbrisseaux. Ils sont si bas et si petits qu’ils n’offrent pas d’ombre aux voyageurs et ne sont d’aucune utilité, si bien que les Arabes et les Bédouins font du combustible avec leurs excréments et ceux des animaux, séchés au soleil, et allument de grands feux pour cuire du pain sous la cendre ; Ils le mangent chaud avec de l’huile ou du miel, de façon bestiale, et n’apprécient aucune autre sorte de pain ou de nourriture.
Dans ce désert, ils vivent en famille sous des tentes oblongues basses et noires dans lesquelles on ne peut se tenir debout et où on entre et rampant comme les serpents. Il est dangereux de traverser leur territoire sans une bonne et solide compagnie, surtout de nuit, car ils s’attaquent aux voyageurs s’ils en ont la possibilité, se conduisant comme des loups plutôt que comme des humains. Ils ont quantité de chameaux avec lesquels ils se rendent à La Mecque où gît le corps de Mahomet, ce porc immonde, avec des pèlerins qu’ils conduisent à grands frais ou encore à Damas, Jérusalem et autres villes avec des marchands. Il est en effet très difficile de traverser le désert sans chameaux, comme nous en avons fait l’expérience et comme l’attestent nombre de pèlerins.
Étapes au désert
Nous sommes arrivés à un grand village, un casal, du nom de Belbeis qui est à une journée de route du Caire, au bord du désert. Entre lui et la mer s’étend une belle campagne riche en blé et en fleurs. On y trouve des chameaux et des ânes à louer et des vivres, comme dans toute l’Égypte. Nos deux chameaux nous portaient tous quatre dans le désert avec nos provisions et le fourrage nécessaire et, s’il l’avait fallu, ils étaient assez résistants pour en porter davantage. Moi, frère Syméon, avec Jean mon serviteur, nous avons dormi sur le sable à côté des excréments des bêtes, sans le confort d’une maison, mais couverts d’un toit d’étoiles, entourés de chameaux et d’autres bêtes, environnés d’ennemis. Nous supportions comme un joug au cou leur présence ; j’osais à peine uriner debout devant eux car Bédouins et Sarrasins urinent accroupis comme les femmes en montrant leur derrière et déclarent que ceux qui urinent debout offensent Dieu et encourent sa malédiction. Si seulement nous avions eu des sarments de vigne pour les étendre et les placer sous nos têtes au lieu de sable et d’excréments, ils nous auraient semblé aussi confortables qu’un lit français.
De Bilbeis, nous avons fait une étape rapide jusqu’à Salathia, un village très semblable au précédent, avec abondance de vivres et beaucoup d’oiseaux aquatiques, notamment des oies. On peut en acheter huit pour deux drachmes et dix poules pour le même prix. Il faut savoir qu’il est impossible de se diriger dans ce désert, car le sable, léger et ténu, est soulevé par le vent de telle sorte que la route n’apparaît plus aux yeux des voyageurs, ni la clarté du ciel.
Puis nous sommes arrivés à Cathiam au cœur du désert, tout entourée de sable, à deux fatigantes journées de marche de Salathia. J’ai rencontré là un noble émir chrétien, un Arménien renégat, qui gardait la route et colletait les péages et se montrait bienfaiteur des pèlerins, leur distribuant largement des aumônes. Il garde la route de telle sorte que nul ne peut venir d’Inde en Égypte, vice-versa sans son autorisation. Il s’acquitte de sa tâche avec compréhension et prudence. Il le faut, car ce village est entouré, cerné de tous côtés par le désert, sans aucune défense ni aucun obstacle naturel qui empêche les gens de passer. Aussi, chaque soir, après le coucher du soleil, soit près du village, soit un peu plus loin, tantôt à un endroit, tantôt à un autre, ou en travers de la route, on fait passer un cheval avec un tapis ou une natte attachée à la queue sur une distance de six à huit milles, ou plus, ou moins, selon les ordres de l’émir. Le sable est ainsi parfaitement lisse et il est impossible à un homme ou à un animal des passer sans que ses traces ne l’accusent. Et chaque jour, avant le lever du soleil, le chemin est parcouru avec soin d’un bout à l’autre par des cavaliers ; s’ils découvrent des traces de piétons ou de chevaux, ils les suivent, arrêtent les coupables, qui sont gravement punis pour avoir transgressé les ordres du sultan.
On trouve dans ce village toutes sortes de provisions, surtout des poissons de mer et des fruits, notamment des dattes et des pommes de paradis. Entre Salathia et Cathiam, il y a des animaux dangereux qui s’attaquent aux hommes et les tuent. Ils ne sont pas aussi grands que des loups, mais aussi rusés et féroces.
Après le réconfort spirituel et corporel de notre halte près de l’émir, nous avons continué notre route à travers le désert jusqu’à Gaza, dans le pays appartenant jadis aux Philistins et où Samson périt avec leurs chefs dans la maison qu’il détruisit. Cette ville renferme en abondance tout ce qui est nécessaire à l’homme. Les chrétiens de la ceinture y sont nombreux. C’est l’étape où s’arrêtent tous les pèlerins francs qui vont d’Égypte à Jérusalem vice-versa et ils prennent leur repos à l’extérieur, à l’est de la ville, avec pour toit la voûte de ciel.
Le voyage de Symon Simeonis
[in Croisades et pèlerinages - Éd. Robert Laffont]
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