Un Persan à Jérusalem
Nasir-i Khusraw, poète et écrivain religieux persan du XIe siècle a laissé un témoignage de ses sept années de voyage en Palestine, Arabie et Égypte. Parti de la province septentrionale du Khorasan en 1046, il se dirige au nord vers Tabriz puis l’actuel Azerbaïdjan et Van en Arménie avant de descendre vers la Syrie, Alep puis Beyrouth et Jérusalem qu’il atteint après un an de voyage. De là, il se rend une première fois en pèlerinage à La Mecque et, après un retour à Jérusalem, se rend au Caire où il passe six ans. Au cours de ces six ans en Égypte, il se rend quatre fois à La Mecque et achève son périple après une traversée de l’Arabie, par une grande boucle méridionale à travers l’Irak.
Khusraw décrit précisément la ville de Jérusalem et ses environs telle qu’ils se présentaient une cinquantaine d’années avant l’arrivée des croisés. Tout en s’attachant aux bâtiments plus qu’aux habitants, il dépeint une Jérusalem très vivante et non pas une icône, comme le font certains voyageurs chrétiens qui sont venus retrouver une Jérusalem biblique et passent parfois sous silence les lieux saints juifs et musulmans.
J’avais lu tous les livres...
Un saint personnage lui apparut en songe et lui reprocha sa vie dissipée, ses erreurs, ses transgressions continuelles des voies divines. Nasir demanda quelle voie il devait suivre, et sur un signe qu’il crut lui indiquer la direction de La Mecque, il se démit de son emploi, rendit ses comptes et se mit en route, avec son frère et un petit esclave indien, pour un voyage qui devait durer sept ans.
La voûte céleste avait mesuré pour moi quarante-deux ans ? mon être, doué de la parole, avait cherché à connaître la raison suprême ? j’avais écouté les leçons d’un savant sur l’ordonnance du firmament, la rotation des jours et tout ce qui a été créé. J’avais lu tous les livres ? je me trouvais supérieur à tous mes semblables ? mais je me dis qu’il devait y avoir un être plus parfait que toutes les créatures : tel le faucon parmi les oiseaux , le chameau parmi les animaux, la palmier parmi les arbres et le rubis parmi les pierres ? tel aussi le Coran parmi les livres et la Kaaba parmi les édifices... Le chagrin causé par l’ignorance avait donné à mon visage la couleur de la rose jaune ? il avait courbé prématurément comme une voûte le cyprès de ma taille...
Je quittai le lieu où je résidais et j’entrepris un voyage. J’oubliai ma demeure, les jardins et les pavillons de plaisance. J’avais, pour donner satisfaction à mon désir, étudié le persan, l’arabe, l’indien, le turc, le sindien, le grec, l’hébreu, la philosophie de Manès, les doctrines des sabiens et des rationalistes.
Souvent, dans le cours de mon voyage, je n’ai eu que la pierre pour matelas et pour oreiller ? souvent les nuages m’ont servi de tente et de pavillon. Tantôt je descendais dans les profondeurs de la terre, jusqu’au poisson qui la supporte ? tantôt, sur les sommets des montagnes, je m’élevais plus haut que les Gémeaux. Souvent, je parcourais des pays sans route tracée ? j’étais tantôt dans un endroit habité, tantôt dans un désert de sable. Je traversais des rivières, je franchissais des défilés ? j’avais quelquefois, comme le chameau, une corde au cou ? quelquefois, comme le mulet, je fléchissais sous le poids d’une charge. J’allais de ville en ville, questionnant et m’informant de la vérité, la cherchant dans ma course, d’une mer à l’autre.
Pèlerins de toutes confessions
Depuis Tripoli, qui est au bord de la mer, jusqu’à la Ville sainte, on compte 56 lieues ? et de Balkh [lieu de départ de Khusraw] jusqu’à la Ville sainte, 870 lieues. J’atteignis la Ville sainte le cinquième jour du mois du ramadan de l’année 438 [5 mars 1047] ? et une année entière s’était écoulée depuis mon départ, durant laquelle je n’avais cessé de voyager de l’avant, car en aucun lieu je ne m’étais arrêté pour jouir du repos.
Aujourd’hui les Syriens et les habitants des provinces voisines, s’ils ne peuvent se rendre en pèlerinage à La Mecque, se rendent à Jérusalem à la saison prescrite et y accomplissent leurs rites, offrant au jour de fête le sacrifice tel qu’il est accompli à La Mecque. Certaines années, jusqu’à 20 000 personnes sont présentes à Jérusalem durant les premiers jours du pèlerinage, car ils emmènent également leurs enfants avec eux afin de fêter leur circoncision.
De tous les pays des Grecs, aussi, et d’autres contrées encore, les chrétiens et les juifs montent à Jérusalem en grand nombre afin de se rendre à l’église de la Résurrection et à la synagogue. () L’empereur de Byzance lui-même vient ici en personne, mais en privé, afin que nul ne le reconnaisse. Aux jours où [le calife fatimide] Al Hakim-bi-amr-Allah régnait sur l’Égypte, l’empereur des Grecs était venu de cette façon à Jérusalem. Al-Hakim l’ayant appris, appela un de ses porteurs de coupe et lui dit : "Il y a un homme de telle et telle apparence que tu trouveras assis dans la mosquée de la Ville sainte ? va donc, approche-toi de lui et dis-lui que Hakim t’a envoyé vers lui, de peur qu’il ne pense que moi, Hakim, j’ignorais sa venue ? mais dis-lui de se réjouir, car je n’ai pas de mauvaises intentions à son égard."
Destruction de la basilique du Saint-Sépulcre
Il vint un temps où Hakim ordonna le pillage de l’église de la Résurrection [basilique du Saint-Sépulcre], ce qui fut fait et il n’en resta que des ruines. Elle resta ainsi quelque temps ; mais par la suite, l’empereur de Byzance envoya des ambassadeurs avec des cadeaux et des promesses de service, et conclut un traité selon lequel il sollicita la permission de défrayer les dépenses de reconstruction de l’église, ce qui, en fin de compte, fut accompli de la sorte.
[L’église fut détruite en 1009, selon les ordres du calife fou Hakim et ne fut pas reconstruite avant 1037, sous Al Mustansir qui octroya ce privilège à l’empereur Michel IV, en contrepartie de la libération par l’empereur de 5 000 captifs musulmans.]
Jérusalem et ses environs
Jérusalem est une ville située sur une colline et n’a pas d’eau, en-dehors de celle qui tombe du ciel. Les villages alentour possèdent des sources, mais non pas la Ville sainte. La ville est ceinte de solides murs de pierre jointés au mortier et il y a des portes de fer. Autour de la ville, il n’y a pas d’arbres car elle est construite sur le roc. À l’intérieur, il y a des bazars élevés, bien construits et propres. Toutes les rues sont pavées de dalles de pierre ? et partout où il y avait une colline ou une hauteur, on l’a aplanie, afin que dès que la pluie tombe, l’endroit soit nettoyé. Il y a de nombreux artisans en ville, et chaque métier a son bazar.
La campagne et les villages autour de la Ville sainte sont situés sur les flancs des collines ? le pays est bien exploité et l’on y cultive le blé, les olives et les figues ? il y a aussi de nombreuses espèces d’arbres. Dans toute la campagne, il n’y a pas de source pour l’irrigation, et pourtant la récolte est très abondante et les prix modérés. La plupart des chefs récoltent jusqu’à 50 000 manns d’huile d’olive. Elle est conservée dans des réservoirs et des fosses, et ils l’exportent vers d’autres pays. On dit que la sécheresse ne visite jamais le sol de la Syrie.
Le cri des damnés
Entre la mosquée et la plaine de Sahirah ["plateau" sur la portion septentrionale du mont des Oliviers], il y a une grande et abrupte vallée, et au fond de cette vallée qui ressemble à une fosse se trouvent de nombreux édifices construits à la manière des jours anciens. J’ai vu là un dôme taillé dans la pierre, posé au sommet d’un édifice. Rien n’est plus curieux que cela, et l’on se demande comment il vint à être placé dans sa position actuelle. Aux dires des gens du peuple, on lui donne l’appellation de Maison de Pharaon [actuel "tombeau d’Absalon"].
La vallée dont on parle est la vallée de la Géhenne. Je demandai comment ce nom vint à cet endroit et l’on me dit qu’au temps du calife Omar qu’Allah le reçoive en grâce le camp des musulmans qui étaient venus assiéger Jérusalem était dressé sur la plaine appelée Sahirah et que lorsque Omar se pencha et vit cette vallée, il s’exclama, "En vérité, c’est la vallée de la Géhenne". Les gens du peuple assurent que lorsque vous vous tenez aux bords de la vallée, vous pouvez entendre monter vers vous les cris de ceux qui sont en Enfer. Je suis allé écouter moi-même, mais je n’ai rien entendu.
[Cette vallée située à l’est de Jérusalem, entre Jérusalem et le mont des Oliviers est en réalité la vallée du Cédron. La vallée de la Géhenne est au sud de Jérusalem.]
Nasir-i Khusraw - Journal d’un voyage à travers la Syrie et la Palestine
Traduction d’après la version anglaise de Guy Le Strange [1893]
que lon peut consulter sur le site Travelling to Jerusalem
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