Le grand pèlerinage allemand de 1064-1065
Une multitude presque incroyable se mit en route vers Jérusalem cette année-là afin de prier sur le tombeau du Seigneur. Voici les personnages principaux qui prirent part à ce pèlerinage : l’archevêque Siegfried de Mayence, l’archevêque Guillaume d’Utrecht, l’archevêque Otto de Ratisbonne et l’évêque Gunther de Bamberg. L’évêque Gunther, quoique plus jeune que les autres, ne leur était pas inférieur en sagesse et force d’esprit ; il était la gloire et le pilier de tout le royaume. Ces chefs étaient suivis par une multitude de comtes et princes, riches et pauvres, dont le nombre paraissait dépasser les douze mille.
Dès qu’ils eurent franchi la rivière Morava, ils tombèrent immédiatement sous le coup des voleurs et des brigands. Évitant soigneusement ces dangers, ils tracèrent leur route avec prudence jusqu’à Constantinople. Là, ils se conduirent d’une façon si honorable que même l’arrogance impériale des Grecs fut prise en défaut. Les Grecs furent tellement stupéfaits par le noble maintien de l’évêque Gunther qu’ils le prirent, non pour un évêque, mais pour le roi des Romains [i.e. le roi des Allemands]. Ils crurent qu’il s’était déguisé en évêque parce qu’il n’aurait pu autrement traverser tous ces royaumes vers le sépulcre du Seigneur.
Ils quittèrent Constantinople quelques jours plus tard et, après des difficultés et tribulations variées, arrivèrent à Lattaquié. L’évêque Gunther fit clairement état de ces difficultés lorsqu’il écrivit de Lattaquié au peuple qui était resté au pays. Il dit, parmi d’autres choses : "Mes frères, nous avons vraiment traversé l’eau et le feu, et le Seigneur nous a enfin conduits jusqu’à Lattaquié qui est mentionné dans les Écritures sous le nom de Laodicée. Les Hongrois nous ont servi sans foi et les Bulgares nous ont secrètement attaqués ; nous avons fui devant la furie des Uzes [nom byzantin des Turcs Oghuz] et nous avons vu les Grecs et l’arrogance impériale des citoyens de Constantinople ; nous avons souffert en Asie Mineure, mais des choses bien pires nous attendent encore."
Pèlerins maltraités
Alors qu’ils demeuraient quelques jours à Lattaquié, ils commencèrent à rencontrer chaque jour des personnes de retour de Jérusalem. Ces groupes de pèlerins parlaient des morts d’un nombre incalculable de leurs compagnons. Ils gémissaient aussi, et montraient leurs propres blessures, encore sanguinolentes. Ils témoignaient publiquement de ce que personne ne pouvait passer sur cette route car tout le pays était occupé par une tribu d’Arabes féroces et assoiffés de sang.
La question qui se posait alors aux pèlerins était de savoir ce qu’ils devaient faire et où s’en retourner. Tout d’abord, assemblés en conseil, ils se mirent d’accord rapidement pour renoncer à leurs souhaits et mettre tout leur espoir dans le Seigneur. Ils savaient que, morts ou vifs, ils appartenaient au Seigneur et ainsi, en toute connaissance de cause, ils se mirent en route à travers le territoire des païens vers la ville sainte.
Ils atteignirent rapidement une ville nommée Tripoli. Quand le commandant barbare de la ville vit une telle multitude, il ordonna que tous, sans exception, soient massacrés cruellement et passés au fil de l’épée ; il espérait ainsi acquérir une infinie somme d’argent. Immédiatement se leva de la mer (qui bat les abords de la ville) un nuage noir d’où provenaient de nombreux éclairs, accompagnés de terribles coups de tonnerre. Quand la tempête eut soufflé jusqu’à midi du lendemain et que les vagues atteignirent des hauteurs inouïes, les païens, unis par l’urgence de la situation, se crièrent les uns aux autres que le Dieu des chrétiens combattait pour son peuple et allait précipiter la ville et ses habitants dans l’abîme. Le commandant, craignant la mort, changea d’avis. Les chrétiens reçurent l’autorisation de partir et le trouble de la mer se calma aussitôt.
Accablés par diverses épreuves et tribulations, les pèlerins traversèrent enfin tout le pays pour atteindre la ville nommée Césarée. Ils y célébrèrent le Jeudi saint, qui tomba cette année-là le 24 mars. Ils se félicitèrent même d’avoir échappé à tous les dangers, puisque l’on disait que le voyage de là à Jérusalem ne prendrait pas plus de deux jours.
Une embuscade
Le jour suivant, le Vendredi saint, vers la deuxième heure du jour [entre 6h et demie et 8 h du matin], alors qu’ils venaient de quitte Kfar Sallam, ils tombèrent tout à coup aux mains des Arabes qui leur sautèrent dessus comme des loups affamés sur une proie depuis longtemps espérée. Ils massacrèrent sans pitié les premiers pèlerins et les taillèrent en pièces. Au début, nos gens tentèrent de contre-attaquer, mais ils durent rapidement trouver refuge dans le village. Après leur fuite, qui pourrait expliquer avec des mots combien d’hommes furent tués là, de combien de morts différentes, quel désastre et quel chagrin ce fut ? L’évêque Guillaume d’Utrecht, grièvement blessé et dépouillé de ses vêtements, fut abandonné sur le sol, avec beaucoup d’autres, à une mort pitoyable. Les trois évêques restants, avec une foule considérable de personnes de toues conditions, occupaient un bâtiment entouré d’une muraille avec deux tours de pierre. Ils se préparèrent à se défendre, aussi longtemps que Dieu le leur accorderait.
La porte du bâtiment était extrêmement étroite et, à cause de la proximité de l’ennemi, ils ne purent décharger les bagages de leurs chevaux. Ainsi, ils perdirent leurs chevaux et leurs mules et tout ce que ces animaux transportaient. Les ennemis partagèrent ces choses entre eux et se préparèrent à détruire les propriétaires de ces biens. De leur côté, les pèlerins décidèrent de prendre les armes et ils contre-attaquèrent avec courage. L’ennemi, plus indigné que jamais, appuya son attaque avec encore plus de vigueur, car il voyait que les pèlerins dont ils avaient cru qu’ils ne tenteraient rien contre eux, résistait vaillamment.
Durant trois jours entiers, les deux parties combattirent de toues leurs forces. Nos hommes, quoique handicapés par la faim, la soif et le manque de sommeil, combattaient pour leur salut et pour leur vie. L’ennemi grinçait des dents comme des loups, puisqu’ils semblaient ne pas pouvoir avaler leur proie qu’ils avaient saisie dans leur mâchoire.
Enfin, le jour de Pâques, vers la neuvième heure du jour [i.e. en milieu d’après-midi], on convint d’une trêve et huit chefs païens furent autorisés à monter dans la tour où étaient les évêques, afin de déterminer quelle somme d’argent les évêques étaient disposés à payer pour leur vie et la permission de partir.
Dès qu’ils furent montés, celui qui semblait être leur chef s’approcha de l’évêque Gunther qu’il prit pour le chef des pèlerins. Le cheikh ôta le tissu qui lui couvrait la tête et l’enveloppa autour du cou de l’évêque qui était assis. "Maintenant que je t’ai capturé, dit-il, tous ces hommes sont en mon pouvoir et je te pendrai à un arbre, toi et autant des autres qu’il me plaira." Gunther agit comme il le fit car cet homme juste était courageux comme un lion. Dès que l’interprète lui eut fait savoir ce que le cheikh avait fait et dit, Gunther, qui n’était pas effrayé le moins du monde par la force numérique de l’ennemi qui l’encerclait, bondit immédiatement en avant et frappa le païen d’un seul coup de poing qui le renversa à terre. Le vénérable évêque mit son pied sur le cou du cheikh, puis dit à ses hommes : "Vite ! Saisissez-vous de ces hommes, enchaînez-les et mettez-les nus pour parer aux missiles que leurs hommes nous lancent" On ne tarda pas ; dès qu’il eut fini de parler, on exécuta ses ordres. De la sorte, l’assaut des païens fut réprimé pour cette journée.
Le jour suivant, vers la neuvième heure, le gouverneur du roi de Babylone [i.e. Al-Mustansir, le calife fatamide du Caire] qui régnait sur la ville de Ramla, vint enfin avec des troupes pour libérer nos hommes. Le gouverneur, qui avait eu vent de ce que les Arabes, comme des païens, étaient en train de faire, avait calculé que si les pèlerins devaient périr d’une mort si malheureuse, alors personne ne traverserait plus son territoire pour des raisons religieuses et son peuple en souffrirait grandement. Quand les Arabes apprirent son approche, ils se dispersèrent et s’enfuirent. Le gouverneur prit en charge ceux qui avaient été capturés et ligotés par les pèlerins et ouvrit la porte pour que nos hommes puissent partir. Ils se mirent en route vers Ramla où, à l’invitation du gouverneur et des habitants, ils se reposèrent deux semaines. On les autorisa enfin à partir et, le 12 avril, ils entrèrent dans la ville sainte.
La Ville sainte
On ne peut pas décrire avec des mots les fontaines de larmes qui furent versées, le nombre et la pureté des prières et des hosties consacrées qui furent sacrifiées à Dieu, ou l’esprit joyeux avec lequel, après bien des soupirs, les pèlerins psalmodiant à présent : Prosternons-nous devant son marchepied [Ps. 131;7].
Après treize jours durant lesquels ils remplirent avec dévotion leurs vœux au Seigneur, ils s’en retournèrent finalement à Ramla, tout emplis de joie. Un grand nombre d’Arabes se rassemblèrent en maints endroits du parcours, se mettant en embuscade à toutes les entrées de route, car ils regrettaient encore la proie qu’ils avaient tenue en leur mâchoire. Nos hommes, cependant, ne l’ignoraient pas. Ils donnèrent bientôt l’argent du passage aux marchands. Lorsqu’ils virent des vents favorables, ils s’embarquèrent. Après un heureux voyage, ils atteignirent au huitième jour le port de la ville de Lattaquié. Quittant à nouveau cet endroit quelques jours plus tard, ils arrivèrent enfin avec joie, quoique non sans grande difficulté et travail, à la frontière hongroise et aux rivages du Danube.
Chronique de Nieder-Altaich
Traduction d’après la version anglaise de James Brundage [1962]
que l’on peut consulter sur le site Internet Medieval Sourcebook
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