Reportage de gazette
Tandis que le tourisme vers la Palestine se développe chez les Anglo-Saxons à l’instigation de l’Anglais Thomas Cook, les pays latins ne sont pas en reste et les pèlerinages vers le berceau du christianisme s’inscrivent naturellement dans les croisières méditerranéennes des plus grandes lignes de navigation. En 1895, la Compagnie Générale Transatlantique affecte un de ses navires les plus récents à ce « Grand Tour » : le paquebot La Touraine qui était, lors de sa mise en service, le plus grand paquebot français en tonnage et le cinquième dans le monde. M. Lorin décrit pour le périodique À travers le monde son escale en Palestine.
Débarquement à Jaffa
Le jour de l’arrivée à Jérusalem est une des dates les plus attendues, les plus discutées à l’avance d’un voyage dans la Méditerranée ; c’est que, si l’on veut débarquer à Jaffa, comme c’est l’habitude, on n’est jamais sûr que l’état de la mer s’y prêtera : la côte, bordée d’une ligne de récifs à fleur d’eau, est presque toujours assiégée d’un violent ressac ; le moindre vent soulève dans cette rade foraine, des vagues irrégulières, courtes et méchantes ; les grands navires, comme La Touraine, mouillent au large, à 2 ou 3 kilomètres, et les passagers sont portés à terre par de grandes barques à dix ou douze rameurs ; seuls les bâtiments de faible tonnage, arrivés par temps calme, franchissent la barre et s’ancrent en deçà des récifs.
La force et l’adresse des bateliers de Jaffa sont vraiment merveilleuses ; dans le trajet, quels que soient les caprices de la mer, ils rament en cadence, guidés par les han ! han ! de leur pilote ; est-on près d’arriver, l’un d’eux quitte son banc, se faufile comme un chat à travers les touristes méthodiquement empilés pour assurer l’équilibre, et recueille de généreux pourboires, tant on est surpris de voir une aussi parfaite aisance parmi des passagers malades ou apeurés. C’est bien autre chose encore pour passer de l’échelle du paquebot à la barque, qui dansent l’une devant l’autre, mais sans aucune mesure ; là, surtout, les bateliers de Jaffa montrent leur habilité ; les plus craintifs peuvent s’abandonner à leurs mains en toute confiance : s’il y avait vraiment péril, ils ne viendraient pas à bord, et cette demi-heure de traversée très mouvementée, où l’illusion même d’un danger est possible, reste pour beaucoup l’un des plus vivants souvenirs du voyage dans la Méditerranée.
En train vers Jérusalem
Débarqué à Jaffa, on a vite fait de gagner la gare du chemin de fer de Jérusalem. Sorti des ruelles de la ville, où il faut s’enfoncer dans les encoignures pour laisser les files de chameaux, on fait quelques pas à travers les fameux bosquets d’orangers, qui forment une ceinture de jardins autour du bourg principal. Jadis il était loisible au passant d’y cueillir une fleur pour en parer sa boutonnière ; aujourd’hui l’afflux des étrangers a changé ces mœurs : pas de fleur d’oranger sans bakchich, et de même si vous pénétrez curieusement dans une écurie de chameaux, vous trouverez sur la porte, en sortant, un grand gaillard de valet tendant la main.
Mais comment vous en plaindre ? Vous allez maintenant à Jérusalem en chemin de fer ! Certes, le train qui vous emmène tient encore de la diligence plus que de l’express, il couvre modestement 20 kilomètres à l’heure, c’est-à-dire beaucoup moins que les bicyclistes dont parlent les journaux des deux mondes ; mais si le trajet paraît long, - surtout avant le déjeuner - n’oublions pas qu’une patache, dont le service continue encore, emploie pour faire cette même route un jour entier au lieu de quatre heures, et par des chemins qui manquent d’un pittoresque consolateur. […]
« Jérusalem ! Tout le monde descend ! » Tel est le cri, répété en diverses langues, qui annonce aujourd’hui la ville sainte. Franchissant la porte d’une petite gare algérienne, on est assailli tout aussitôt par une nuée d’interprètes, de cochers, de porteurs, dont les appels déconcertent les plus fermes intentions de recueillement. Nous sommes au mois de mars, en pleine saison de Jérusalem, et ce ne sont pas des impressions religieuses qui nous frapperont le plus vivement.
Jérusalem : ville neuve et ville indigène
Jérusalem au tournant
du XXe siècle
On monte de la gare à la ville par une bonne route, qui longe à droite le pied des collines fortifiées où s’élevait la Jérusalem hébraïque, et laisse à gauche des pentes irrégulières, coupées de ravins, que l’on nouvelle aujourd’hui pour construire des hôtelleries et des couvents : on aperçoit encore, de la cité ancienne, qu’un coin de l’enceinte musulmane, que déjà, sur les hauteurs du sud-ouest, apparaissent les bâtisses modernes.
Toute une ville a poussé là, très vite développée depuis que la facilité des communications amène chaque année des milliers de touristes et de pèlerins qui entendent ne pas sacrifier leurs habitudes ; ce quartier neuf est, naturellement, plus propre et mieux entretenu que la vieille ville ; de la terrasse des hôtels étagés l’un au-dessus de l’autre, on découvre la chute du Liban, dont les croupes rases s’abaissent vers la plaine de Saron et vers la mer. Le consulat général de France - un des grands centres de la vie politique en Palestine - occupe une place d’honneur en ce quartier cosmopolite, et, plus haut l’École des Sœurs de Saint-Joseph, si simplement et cordialement dévouées à l’œvre d’élever à la française les petites filles indigènes de toute langue et de toute religion.
Dan la rue principale, devant les hôtels, c’est un va-et-vient continu de drogmans et d’âniers offrant leurs services ; l’âne de Jérusalem est moins vif d’allures et moins râblé que l’âne du Caire ; au lieu de galoper, la tête insolente, comme son congénère, il se borne d’ordinaire à un trot résigné ; il paraît d’ailleurs peu soigné, nourri de coups de bâtons plutôt que de grains ou même de chardons ; ses harnais sont rapiécés et sales ; tel qu’il est pourtant, ou du moins tel que ses maîtres le font, c’est un auxiliaire bien utile pour courir dans la campagne poudreuse vers le Tombeau des Rois, ou pour gravir par grand soleil les côtes raides du mont des Oliviers.
Les rues de la ville indigène sont si tortueuses, étroites et confuses, qu’il faut sortir des portes pour comprendre, par une vue d’ensemble, la valeur géographique et politique de cette position : du belvédère d’un couvent russe qui couronne le mont des Oliviers, le regard atteint à l’et la crevasse profonde de la mer […]
Jérusalem de l’Évangile et Jérusalem d’aujourd’hui
Ce n’est pas sans un grand effort d’imagination que l’on reconstitue la Jérusalem de l’Évangile, ni surtout que l’on essaye de suivre les scènes de la Passion ; le ravin qui faisait du Calvaire, sinon une colline, du moins une butte dominant tout un quartier, a été comblé, et dans l’intérieur même de l’église du Saint-Sépulcre, quelques marches suffisent à gravir le tertre où fut plantée la croix ; la Voie douloureuse a été sur plus d’un point, modifiée ; et le mont des Oliviers ne mérite plus son nom : presque entièrement déboisé, ses pentes sont couvertes de pierres rectangulaires, qui sont des tombes juives et lui donnent, de haut, l’aspect d’une mosaïque mutilée ; huit vieux arbres, pieusement conservés, marquent seuls la place traditionnelle du jardin où Jésus-Christ fut arrêté ; mais une dévotion maladroite a fait un parterre de fleurs aux couleurs vives de ce coin qui aurait dû garder toute l’amertume de sa tristesse naturelle. L’église même du Saint-Sépulcre, au lieu d’une basilique d’ordonnance simple et sévère, n’est qu’une collection de chapelles encombrées de cierges peints, de dorures et d’ex-voto. Et cette observation s’applique également à l’église de la Nativité, à Bethléem.
À n’en juger que par les monuments qui subsistent sous nos yeux, Jérusalem serait plus que toute autre chose une ville musulmane, car ce qui reste des temps plus anciens ne compte guère - du moins comme élément du spectacle, - et les édifices modernes sont trop banals pour être cité ; la muraille, avec ses créneaux dentelés, garde un profil sarrasin ; et, seule de toutes les constructions religieuses, la mosquée d’Omar mérite d’être visitée pour elle-même : les vitraux, simple mosaïque de verres de couleur, mais d’une richesse de dessin admirable malgré le petit nombre des teintes employées, ne laissent pénétrer dans le sanctuaire qu’une lumière voilée ; les murs parés extérieurement de marbres et de faïences, sont décorés à l’intérieur d’arabesques et de versets du Coran ; au centre, entouré d’une grille circulaire, perce le rocher d’où Mahomet s’éleva vers le ciel, et qui aurait lui-même suivi le prophète, si l’ange Gabriel ne l’avait retenu : les prêtres montrent encore l’empreinte laissée dans la pierre par la résistance de l’ange.
Difficile coexistence des différentes confessions
Tandis que, venus de tous les points de l’islam, de pieux musulmans accomplissent tous leurs rites, sans souci de la curiosité des Européens qui circulent au milieu d’eux, plus bas dans la ville, du côté du Saint-Sépulcre et sur la Voie douloureuse, des pèlerins chrétiens affirment, par des démarches semblables, leurs convictions différentes ; et l’on pense alors à ce fait dominant toute l’histoire de cette ville que, juive, musulmane ou chrétienne, Jérusalem est toujours restée la capitale du monothéisme.
Malgré cette unité foncière aujourd’hui plus que jamais la discorde règne, et nous touchons ici à ce qui provoque en Terre sainte l’attention de tous et l’affliction des croyants, au conflit des confessions chrétiennes, toujours ardentes à se disputer la première place sur ce sol de leurs communs souvenirs et difficilement maintenues par la sagesse des consuls en un équilibre des plus compliqués.
Les catholiques, les Arméniens, les Coptes, les Grecs, ont dans l’église du Saint-Sépulcre, comme à Bethléem, leurs chapelles particulières et leurs itinéraires obligatoires ; les Grecs, soutenus par l’argent qui afflue de Russie, sont les plus riches de tous, et surchargent de dorures, à la manière byzantine, le maître-autel de l’église, qui leur appartient ; souvent, du Calvaire au Saint-Sépulcre lui-même, une procession d’orthodoxes suit un pèlerinage catholique ; on cite, entre les croyants de divers rites, des altercations sanglantes dont les congrégations religieuses même ne se tiennent pas toujours à l’écart ; et la lutte, envenimée sans cesse, tournerait plus souvent aux coups si la police du Saint-Sépulcre n’était faite par des portiers turcs.
M. Lorin - Revue "À travers la monde" - 1895
Texte complet disponible sur le site de la BNF :
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